on voit:
mildred (perverse, une main sur ses lèvres): J’aimerais le tenir dans la main… là… et serrer (soupir)… fort…
Quant aux autres, il est difficile de dire s’ils sont mauvais ou pas. C’est un curieux mélange de bonne volonté et d’amateurisme. En tout cas ils semblent y croire, comme nous. Et si parfois ils ratent le troisième degré d’un dialogue ou s’ils passent à côté de l’intensité dramatique d’un geste, on ne leur en veut pas trop. Ils sont, comme nous, embarqués dans la Saga. Comme nous, ils ont veillé tard ce soir avec leur famille.
C.H.U. Kremlin-Bicêtre
Service de Gériatrie
Monsieur ou messieurs les auteurs,
Veuillez excuser cette écriture de la main tremblante d’un vieil homme, mais aucun de nous ne sait se servir de cet engin que l’infirmière en chef voulait gentiment mettre à notre disposition. C’est par cette main que s’exprime le petit groupe (pour l’instant nous sommes huit) qui vient de se créer en une semaine tout juste. Ne dormant qu’une ou deux heures par nuit (ô vieillesse ennemie!), nous avons davantage l’habitude d’attendre l’aube dans la salle télé que dans nos chambres, malgré les protestations des infirmières de garde. Le 13 octobre de ce mois, nous sommes tombés sur le tout premier épisode de la série Saga. Dès le lendemain, il n’était plus question de rater la suite, nous avons même commencé un travail de propagande qui a éveillé la curiosité de quelques autres vieux machins du service. Ce qui fait qu’aujourd’hui c’est bel et bien un club qui se réunit toutes les nuits à quatre heures tapantes devant l’écran. Bientôt, c’est tout le pavillon de gériatrie que nous convertirons, faites-nous confiance! Votre Saga est tellement plus originale que ce que nous voyons d’habitude cette heure-là (et même à des heures de plus grande écoute), et croyez bien que nous sommes un public très sévère. Ces nouvelles séries américaines sont tellement tapageuses, ça n’est que musique qui vous casse les oreilles et intrigues banales. Nous ne sommes pas contre une petite dose de violence, mais qu’elle serve à quelque chose, nom de nom! Oh oui bien sûr, il reste les jeunes gens musclés et les jeunes filles à croquer qui nous ravissent l’œil, seulement ça nous fait rêver pendant cinq minutes et ça nous donne le bourdon pour le reste de la journée. Quant aux séries européennes, j’ai l’impression qu’elles s’adressent à des enfants, il faut être sérieusement naïf pour s’intéresser à toutes ces prudes histoires qui jamais n’osent sortir des sentiers battus. Comme votre Saga est différente! Rien ne se déroule comme on l’avait prévu, les gens sont attachants mais aussi très complexes, les histoires se nouent et se dénouent sans jamais faire baisser la pression et c’est un charme étrange qui s’empare de nous dès la petite musique de Bach. Pour ma part, j’aime beaucoup le personnage de l’inventeur qui ne sait plus quoi inventer pour sauver l’humanité! Et j’aime aussi tout ce qui se passe entre Marie et Walter, j’espère que ces deux-là vont bien finir par se déclarer leur flamme (mais je me méfie aussi de l’admirateur inconnu…). En tout cas, nous sommes et resterons fidèles. Et nous pensons à vous souvent, vous qui êtes un peu nos derniers compagnons de route. Et il est tellement dur à pratiquer, ce petit bout de route qui nous reste à faire, surtout la nuit.
Nous écrirons sans doute une lettre aux comédiens de la Saga qui méritent d’être encouragés, mais c’est vous, les auteurs, que nous avions envie de remercier en tout premier lieu.
Continuez. Au moins pour nous.
Le club des huit de
l’étage B1, «pavillon des vieux»
Nous l’avons reçue ce matin, soit dix jours après qu’elle a été postée. Elle a traîné une semaine dans la case courrier de Séguret avant qu’une bonne âme de secrétaire nous la renvoie ici. Mathilde l’a lue à haute voix. On a souri pour la forme. En fait, nous étions tous les quatre bien trop touchés pour dire ce que nous ressentions vraiment. Cette lettre est le seul retour que nous ayons sur le feuilleton. Douze épisodes diffusés et pas une seule réaction, ni des journalistes, ni des responsables de la chaîne, ni même de notre entourage. Nous n’en espérions pas tant. C’est sans doute le signe que tout va bien et que la Saga assume parfaitement son rôle: remplir ses quotas dans la plus grande discrétion possible. Séguret non plus n’a rien à dire, il attend la suite, les 56 épisodes stipulés dans notre contrat, et la chaîne sera à flot. Nous n’avons rien à espérer de plus.
Tout va bien.
Louis a épinglé la lettre des petits vieux sur un mur, près de la machine à café.
Le n° 16 a été diffusé cette nuit, j’ai oublié de programmer mon magnétoscope. J’ai passé la journée à écrire les deux dernières séquences du n°28. D’ici à ce qu’il soit diffusé nous aurons mis en boîte les trois quarts du feuilleton. L’important est de ne pas perdre de temps. Continuer à faire ce qui nous plaît, mais le plus vite possible. Inutile de chercher à savoir si la Saga dérive ou garde le cap, c’est comme s’il y avait à bord quatre capitaines fous qui prennent le contrôle des machines quand bon leur semble. Mon Dieu, pardonnez-nous, nous ne savons pas ce que nous faisons. Parfois j’ai l’impression qu’il s’agit d’une écriture automatique à la façon de Dali et Bunuel, nous évoquons tout ce qui nous passe par la tête et abandonnons d’emblée ce que les autres rejettent sans qu’ils aient besoin de le justifier. Comme des enfants à qui personne n’interdit rien, nous nous amusons à repousser les limites de la décence et personne ne vient nous taper sur les doigts. Nous avons créé un personnage qui nous amuse beaucoup, un lointain cousin des Callahan en provenance directe d’une petite île du Pacifique. Il s’appelle Mordécaï, il est richissime et fou comme un lapin. Sa fortune incommensurable est tantôt au service de la vertu, tantôt à celui du vice, sans aucune logique apparente. En partant du principe que tout être et toute chose a son prix, Mordécaï claque du chéquier comme on réclame des têtes. L’argent et la folie étant faits pour s’entendre, Mordécaï s’acharne parfois sur un innocent avec un rare bonheur, parfois il récompense une ordure. Mais il peut tout aussi bien faire l’inverse. Il offre un Disneyland à une vieille grabataire, il impose à Beaubourg la rétrospective d’un petit peintre de la place du Tertre, il est prêt à acheter un million de dollars la photo nue d’une femme ministre dont il vient de s’enticher (et il la trouve). Il organise des soirées somptuaires pour humilier du même coup la Jet Set et la Croix-Rouge. Le tout, fait avec beaucoup de cynisme ou de fraîcheur, tout dépend de quel point de vue on se place. Pour l’instant Séguret ne réagit pas, ni aucune instance de censure, c’est à désespérer de la provocation. Nous sommes les créateurs et les seuls spectateurs de la Saga. Luxe frustrant.
À longueur de journée, Mathilde fume ses cigarillos longs et fins qui lui donnent l’air d’une Mata Hari revenue de tout. Elle change de visage tous les jours et parle de sexe comme d’autres parlent d’informatique. Elle serait parfaite si elle ne lisait pas la presse à scandale. Elle sait tout sur les vacances de stars, le cul des princesses et les longues maladies des grands de ce monde. Parfois elle découpe des photos et les colle dans un énorme dossier qu’elle range dans un tiroir fermé à clé. Quand on lui demande ce qu’elle trafique, elle répond que c’est son jardin secret et que nous sommes bien trop curieux. Plus aucun doute n’est possible, Mathilde est une midinette professionnelle, elle en a fait son métier.