Je ne sais plus trop qui a fait quoi dans le n° 31. Personne ne l’a vraiment relu, il est parti tel quel, avec nos doutes et nos folies. Nous avons abandonné toute idée de cohérence, la vraisemblance des situations n’est plus qu’un vague souvenir, le n’importe-quoi règne en maître. Les éclats de rire du Vieux sont notre unique critère de sélection. Séguret nous fiche une paix royale, il ne s’aperçoit de rien et nous laisse totalement libres. Il ne cherche pas à savoir qui veut faire quoi dans cette putain de Saga, qui couche avec qui, qui veut égorger qui et pourquoi. Il s’en fout, tant qu’il peut en mettre en boîte le plus possible en un minimum de temps.
Malgré l’usure, il nous faut désormais un peu moins de quatre jours complets pour nous descendre un épisode de 52 minutes. Mais ce sont les journées les plus longues de mon existence. Au début, je me déplaçais dans le feuilleton avec une certaine aisance, aujourd’hui j’ai l’impression d’être un fantassin qui crapahute nuit et jour dans la fange pour gagner ses galons. Hier, j’ai confondu Camille et Mildred pendant une scène délicate: le moment crucial où Camille se persuade qu’elle préfère Walter à Jonas. Le même dialogue dans la bouche de Mildred devient une sorte d’oraison œdipienne dont les psychanalystes devraient désormais s’inspirer. J’aurais pu tout remettre dans l’ordre en changeant les prénoms mais j’ai tout laissé en l’état, sans rien dire aux autres. Je ne suis pas le seul à faire des dérapages absurdes; dans le n°29, Jérôme a fait resurgir Etienne, un drôle de bonhomme que Louis avait liquidé dans le n°14. En dernière minute, ils ont essayé de bricoler une incompréhensible histoire qui tient à la fois de la métempsycose et de la maladie mentale. Je ne sais pas quel acteur sera capable de jouer ça, a moins que Lina ne le recrute dans un ashram qui aurait côtoyé trop longtemps une centrale nucléaire. Jérôme nous a casé une intrigue internationale avec tueur, trust, et prise d’otage, tout ça sans sortir d’un vestibule. Pendant que Mathilde se propose de combler le déficit de la Sécurité sociale en instaurant un impôt sur l’amour (la scène existe, je l’ai lue). Pour l’instant, la police ne nous a pas encore repérés.
– …Allô?
– Je te réveille, mon p’tit?
– …?
– Tu vois bien que je te réveille.
– … Il est quelle heure?
– Huit heures passées.
– … C’est toi, m’man?
– Qui veux-tu que ce soit?
– Personne. Il n’y a qu’une mère pour appeler à cette heure-là. Tu es au bureau?
– Non, justement. Ta mère a besoin de toi et tu ne vas pas la laisser dans la panade. Je suis dans le hall du RER et je vais être en retard au boulot. Ça m’est déjà arrivé la semaine dernière et Combescot n’aime pas ça.
– Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse?
– Je vais leur mettre une bonne heure dans la vue.
– Et alors…?
– …
– Écoute, m’man, je sais bien qu’entre mère et fils, on se comprend avec des petits riens, des regards et des silences, mais là franchement, je ne vois pas ce que je peux faire.
– Trouve-moi une excuse.
– Pardon?
– Trouve-moi un truc à dire à Combescot. Je lui ai déjà fait le coup du réveil qui débloque et du suicidé sur la voie.
– …?
– C’est ton métier, non?
– Le mensonge?
– Non, inventer des histoires. Trouve-moi une histoire, vite…
– …?
– Tu veux qu’on me remplace par un jeune tendron en minijupe qui parle l’anglais et qui arrive la première le matin après son jogging?
– Ça fait vingt piges que tu es dans cette boîte, on ne te fera pas un coup pareil, m’man.
– Ah oui? Il y a six mois, j’ai frôlé une charrette de peu. Ils font feu de tout bois, tu sais. Sois pas vache, le chômage à 54 ans, tu sais ce que ça veut dire? Trouve-moi vite quelque chose de crédible.
– Impossible. Hors de question. Trois fois de suite, Combescot va penser que tu le prends pour un con.
– Si je dis quelque chose de banal, oui. Tu sais bien que je n’ai aucune imagination. Il faut lui trouver un truc qu’on ne peut pas ne pas croire.
– Tu te rends compte de ce que tu me demandes?
– Allez…
– Il y a deux manières de faire passer une histoire peu crédible: le détail réaliste ou la surenchère.
– …?
– Si, par exemple, tu me racontes qu’un jour tu as dîné avec Jean Gabin, je ne te croirai pas. Mais si tu me racontes que tu as dîné avec Jean Gabin, qu’il a commandé une truite aux amandes, qu’il a mis toutes les amandes de côté parce qu’il n’aimait pas ça, et que tu les as picorées une à une sur le rebord de son assiette, ça ne peut être que vrai. Ça c’est le détail réaliste. Mais dans une urgence comme la tienne, j’essaierais plutôt la surenchère.
– Vas-y.
– Le meilleur moyen de crédibiliser un événement hors du commun, c’est de le coupler avec un second encore plus étonnant. Si tu arrives au bureau en disant que ton RER a failli dérailler et coûter la vie à tout le wagon, ce n’est pas sûr qu’on te croie. Mais si tu racontes que ton RER a failli dérailler et coûter la vie à tout le wagon, que le trafic a été interrompu, que tu as trouvé un taxi, mais qu’au moment ou tu pensais être tirée d’affaire, le taxi a embouti la bagnole d’un fou qui a cassé la gueule de ton chauffeur en pleine rue, jusqu’à ce qu’un flic arrive. Là on te prend pour une miraculée. Tu as pigé le principe?
– … Je crois. Ça me donne des idées. La seule chose dont j’ai peur, c’est de ne pas avoir assez de talent de comédienne.
– Pour ça, je me fais moins de souci.
– Je t’embrasse, mon cœur.
– … M’man?
– Oui?
– C’est pas beau de mentir.
– C’est moi qui t’ai appris ça?
Elle raccroche. Ma main veut s’enfouir dans les cheveux de Charlotte et ne trouve que l’oreiller.
Si encore elle y avait laissé son odeur.
Je suis du genre olfactif.
Ça ne sent que l’absence et la lessive. Dans la pénombre, j’ouvre le tiroir de la commode où elle met son linge. Je veux y enfouir mon visage entier mais le tiroir est vide.
Elle dort peut-être ici quand je n’y suis pas.
Elle aurait pu attendre encore quelques mois. Je serais revenu près d’elle pour ne plus jamais la quitter.
Je n’ai aucune idée de l’endroit où elle se trouve et son absence ressemble étrangement à un défi. Je ne sais pas encore lequel. Je ne dois pas compter sur ses proches pour en savoir plus. Au téléphone, sa copine Juliette a joué celle qui tombe des nues. Je préfère encore la réaction du père de Charlotte qui se «félicite de cette rupture». Le mot rupture m’a accroché l’oreille. Rupture… Si encore elle m’avait quitté comme tout le monde, avec des éclats de voix et des valises qu’on remplit à la diable pendant qu’on vide son sac.
Charlotte ne fait rien comme tout le monde.
Contrairement à ma chère mère, j’arrive en avance au boulot. Les allées et venues des castings de Prima ne m’inquiètent plus depuis belle lurette, mais pour une fois je suis assez épaté en croisant l’acteur Philippe Noiret en personne qui attend d’être reçu. Trois autres Philippe Noiret arrivent du fond du couloir, une demi-douzaine de Philippe Noiret sortent du bureau de Lina, quelques-uns descendent l’escalier et un petit dernier sort de mon propre bureau en s’excusant. Cette avalanche de Philippe Noiret a quelque chose de troublant. En coup de vent, Lina m’explique qu’elle doit recruter dix sosies de l’acteur pour un gag qui durera en tout et pour tout vingt secondes dans son prochain film.