Mathilde est déjà là et m’accueille avec une tasse de thé. Elle est plus jolie de jour en jour. Je regarde ses jambes avec insistance dès qu’elle tourne la tête. Le Vieux fait son entrée, impériaclass="underline"
– Quelqu’un a-t-il vu l’épisode de cette nuit? Non? Eh bien, mes enfants, vous avez raté un grand moment. Une scène de dispute entre Jonas et Bruno. On se serait cru revenu au doux temps du cinéma expérimental. Tout ça n’avait ni queue ni tête mais, comment dire… il se passait quelque chose.
– La scène où Jonas pousse le gosse à faire un geste interdit?
– Un petit bonheur! Leur face à face est filmé en contre-plongée, on voit des mains faire jaillir des objets d’on ne sait où. Les surréalistes auraient adoré ça.
Sur le papier, c’était une scène plutôt casse-gueule. Bruno vient encore de faire une connerie, Jonas le coince dans une pièce. Le môme sent venir le cours de morale doublé d’une menace terrible en cas de récidive. Contre toute attente, Jonas empoigne le gosse et lui explique que transgresser l’interdit, ce n’est ni voler une voiture ni casser la gueule de son pire ennemi. L’interdit, c’est bien autre chose, morveux. L’interdit n’est pas forcément la faute, ni le courage de la faire. L’interdit c’est… c’est faire un geste libre, tout simplement. Un geste qui n’est dicté par aucun code, aucune revendication, aucune revanche. Un geste libre, c’est…
Jeter un violon par la fenêtre dans la quiétude du soir. Psalmodier dans une langue inconnue devant un miroir. Casser paisiblement des verres à pied tout en fumant un énorme cigare. Porter un chapeau grotesque et agir comme s’il était invisible.
En somme, risquer avec délice de passer pour un dingue aux yeux des autres. Enterrer du même coup le rationnel, le bon goût et la norme. Tout le monde sur cette terre a envie de faire un geste totalement absurde qui n’obéit à aucune logique. Il suffit de trouver celui qui est propre à chacun. C’est le cri que pousse Jonas.
– Il n’y avait pas une histoire de beurre, dans cette scène? demande Mathilde.
– Si! Ils l’ont filmée! À la lettre! Une livre de beurre qui surgit entre les mains de Jonas, bien compacte. Il l’écrase entre ses doigts tout en souriant comme un ravi, il la malaxe pendant une longue minute, en temps réel. C’est sensuel jusqu’à l’insoutenable. Le môme est horrifié.
Jonas lui propose d’en faire autant, mais c’est plus fort que lui, le gosse ne peut pas et ne pourra sans doute jamais. La folie et l’absurde sont les tabous suprêmes de l’enfant, jamais il n’osera transgresser la norme à ce point. Seul l’adulte en a le courage. Quand il a créé cette faille chez Bruno, Jonas le renvoie à ses turbulences juvéniles.
Une chose est sûre: le réalisateur de Saga fait désormais partie de la bande. Séguret a dû le recruter, comme nous, au fond d’une poubelle. Ce gars-là nous suit avec une rare fidélité, il est le relais direct entre notre poignée de spectateurs et nous. Louis préfère ne pas le contacter si lui-même n’a jamais cherché à le faire. Peur que ça brise quelque chose, peut-être.
Au-dessus de la machine à café, le Vieux a épingle deux autres lettres. L’une nous vient d’un nightclubber un peu déjanté dont nous avons eu du mal à déchiffrer l’écriture. Sans parler du style.
Salut aux aventuriers du cyber-soap!
Hier encore, avec mon pote Rizzo (THE Rizzo soi-même), on ne rentrait pas de bamboche avant notre petite tasse d’Earl Grey chez Mireille sur les coups de huit du mat. Terminé! On est obligés de rentrer à 4 heures tapantes pour nos 52 minutes de flash intégral, j’ai nommé THE Saga, le surf twilight zone sur le roulis des neurones. Entre nous, les gars, si vous prenez des trucs pour écrire ça, faut nous dire immédiatement quoi. De mémoire de junkie-TV-Trash, on n’a jamais vu un truc pareil. Notre pote qui tient LE TUBE (une boîte où on vous réserve une table VIP dès que vous nous faites signe), vient d’installer une vidéo pour célébrer la grand-messe nocturne de ceux qui sont passés de l’autre côté. La secte s’agrandit de nuit en nuit. Débandez pas.
Luc et Rizzo.
P.-S.: On aimerait bien voir Mildred à poil, juste pour les cicatrices.
Le lendemain, nous en recevions une autre.
Madame et Messieurs les scénaristes de Saga,
Juste quelques lignes, pour vous dire ceci: j’ai 41 ans et passe toutes mes nuits dans la maison de mon enfance, près de Carcassonne, parce que ma mère va y mourir dans les semaines à venir. Ma sœur la veille le jour, et je prends le relais jusqu’au matin. Elle aime me sentir proche. Quand elle s’assoupit, je règle au minimum le son de la télévision pour regarder Saga. Je ne sais pas trop comment le dire, mais cette heure-là est la seule qui m’entraîne ailleurs, comme une petite pause où j’ai enfin le temps de respirer, et de me retrouver, moi. J’ai même ri, parfois, en silence. Quand l’épisode se termine, je suis apaisé, comme si je regardais avec plus de distance cette farce absurde que nous vivons chaque jour. Merci.
Nous n’avons pas su quoi en penser. Ça nous a fait du bien. C’est tout. Du bien.
Gonflés à bloc, nous avons attaqué le n° 46. Séguret est passé en fin d’après-midi pour nous porter lui-même nos chèques et prendre livraison de deux épisodes. Je n’ai rien à dire contre cet homme qui souffre un martyre quotidien. Il considère que les auteurs sont des plaies, les acteurs sont des plaies, les annonceurs, n’en parlons pas, quant au public, il s’est ligué contre lui pour l’empêcher de voir grand. Il arbore une bedaine naissante à laquelle il semble prêter attention, à en croire la bouteille d’eau minérale qui ne le quitte jamais. Notre meilleur atout reste sa formidable inculture. La garantie formelle de faire passer n’importe quoi sans qu’il s’en doute. Ce soir, il m’a demandé de lui expliquer une réplique de Jonas après le vol d’un tableau offert par Mordécaï aux Fresnel («Si c’est un vrai Braque, il va réapparaître sur le marché»). Mon couplet sur le cubisme n’a servi à rien. Sûr de lui, il a dit:
– Les voleurs sont sans doute des braques mais le plus souvent des tueurs, ils n’ont pas de temps à perdre à chaparder sur les étalages.
Béni soit cet homme qui vendrait père et mère en direct pour empêcher qu’on zappe.
En partant, j’ai saisi le manteau de Mathilde pour l’aider à le passer. Étonnée du geste, elle m’a remercié d’un sourire. J’ai juste eu le temps de prendre à la sauvette une bouffée de féminité et l’ai gardée en apnée jusqu’au-dehors.
Depuis que Charlotte a disparu, je n’ai même plus besoin de me changer les idées. Après 22 heures je hais les idées, à quoi bon en trouver de nouvelles? Le soir, j’essaie de m’immerger dans un bain très chaud en me passant la tête sous l’eau froide. Je lis Mickey. Je feuillette un énorme livre de photos. Je joue au solitaire. J’hésite à appeler une ex qui aurait envie de savoir ce que je deviens. Mais tout ça ne sert à rien. Il m’est impossible de débrancher la machine à faire des histoires. J’ai beau me passer la tête sous l’eau froide, dans ce bain, je ne peux pas m’empêcher de penser à Marie, Walter, et tous les autres. Dès les premières cases de Mickey, j’appréhende la suite et commence à bâtir des histoires indignes d’une petite souris universelle. Dans l’énorme livre de photos, il y a des portraits de groupes égarés là par hasard, au gré des mille circonstances que j’invente pour les réunir. Je peux même tisser la biographie de chaque individu un à un. Les mouvements du solitaire sont des petits films d’aventures avec des axes et des retournements imprévisibles. Avant de décrocher le téléphone pour revoir cette je me refais le dialogue à haute voix en variant les adjectifs selon leur degré de sincérité.