En désespoir de cause, je sors dans les frimas et mes pas me conduisent dans le petit immeuble de cette banale avenue de l’arrondissement le plus désert de Paris. Il n’y a que là où, paradoxalement, j’arrive à penser à autre chose. Sur le chemin, je prends une bouteille de vodka au poivre pour faire plaisir à Jérôme.
Nous buvons quelques gorgées rouges et brûlantes. Affalé sur son radeau, devant un documentaire sur la pêche au gros, Tristan dérive lentement vers des mers inconnues.
Je regarde les ténèbres, au-dehors. La douce musique des cités endormies s’élève. Pour mieux l’entendre, je m’accoude contre le rebord de la fenêtre.
Une forêt d’antennes et de cheminées, des milliers de toitures qui se découpent au clair de lune, des palais et des taudis qui se côtoient sans le savoir.
Je les devine, partout, eux, tous, cachés derrière les murs, enfouis sous leurs couvertures. Ceux qui dorment ont peut-être droit à la paix. Les autres sont les personnages d’un feuilleton qui revient chaque soir depuis la nuit des temps.
Les amants adultères vont jouer les gangsters en cavale. Les noceurs vont partir en croisade pour un dernier verre. Les médecins de garde vont effleurer des secrets de famille. Les égarés vont se chercher, et les élus se perdre.
La nuit va charrier son ordinaire de crimes inexpliqués et d’intrigues à tiroirs. Les acteurs ne manqueront pas de talent, ils sauront mentir et jouer la comédie. Ils iront jusqu’au bout de leur rôle, et les plus en verve sauront déchirer le silence de leurs répliques inouïes. Pas question de rater un épisode, le monde des ténèbres est une histoire à suivre.
Et si jamais ils manquent d’imagination pour de nouvelles aventures, il leur suffit de regarder du côté de la boîte à images. Nous sommes là pour leur en donner.
Je vois, au loin, une petite lumière s’allumer dans une chambre de bonne, au dernier étage d’un immeuble. Il est 3 h 55. C’est l’heure de la Saga.
– Tu sais, Marco, je me disais l’autre jour que notre boulot dans l’ordre d’importance, arrivait juste après celui des agriculteurs.
– Tu crois?
– De quoi l’humanité a-t-elle besoin, après la bouffe? S’écouter raconter des histoires.
– Tu nous placerais même devant les tailleurs et les agences matrimoniales?
– Oui.
Tristan débranche ses écouteurs d’un coup sec, le jingle de la chaîne nous fait dresser la tête. La fugue de Bach nous rappelle vers l’écran.
Bienvenue à tous.
– L’un de vous a-t-il vu l’épisode de cette nuit?
Rares sont les matins où Louis ne nous pose pas la question. Sans doute sa façon de dire bonjour. Cette nuit, j’ai dormi dix heures d’affilée, Tristan s’est assoupi devant un Star Treck et Jérôme est allé lancer son boomerang dans un stade. Mathilde ne regarde jamais les épisodes à la diffusion et programme son magnétoscope pour se les passer au petit déjeuner. Elle pense s’être trompée dans la manipulation: ce matin, elle a beurré sa tartine devant un documentaire sur le gaz de Lacq.
– Qu’avait-il de spécial, cet épisode, Louis?
– Il n’a pas été diffusé.
Le temps d’accuser le coup, nous laissons planer au-dessus de nos têtes ce… Il n’a pas été diffusé.
Dans mon souvenir, il n’y avait rien de bien méchant dans ce n°49. Les membres de la secte ont eu droit à des choses bien pires.
Il n’a pas été diffusé.
Je ne me souviens que de quelques détails. L’étole en peau de doberman cachée dans le carton à chapeau. La fièvre de cheval de Mildred la fait délirer en latin. Quoi d’autre?
Il n’a pas été diffusé.
Bruno agace son monde en citant Shakespeare à propos de tout et de rien (One pound of flesh est son leitmotiv). Il va voir un médium pour dialoguer avec l’esprit de son nouveau maître à penser.
Il n’a pas été diffusé…
Walter et Marie font le même rêve et finissent par s’inviter l’un l’autre dans leur espace mental pour découvrir les recoins poussiéreux de leur âme.
Il n’a pas été diffusé?
Qu’est-ce qu’on voit, là-bas, pas si loin? Le bout de la route? Un écueil inattendu a crevé notre embarcation sans que nous y prenions garde? Le Vieux nous met au défi de trouver une explication. Mathilde penche pour une censure pure et simple; un lobby anti-Saga s’est formé et menace de lyncher le directeur de la chaîne si ce scandale ne cesse pas. Jérôme pense que le C.S.A. a passé l’éponge sur l’histoire des quotas: le feuilleton n’a plus de raison d’être. N’ayant rien de très vraisemblable à proposer, j’imagine que des extraterrestres ont volé l’ensemble des épisodes pour montrer à leurs semblables l’état de décomposition de notre civilisation.
Le Vieux croise les bras comme un instituteur bonasse qui va faire une leçon de choses.
– L’épisode 49 n’a pas été diffusé cette nuit parce qu’il a été diffusé ce matin, entre 8 heures et 9 heures.
– Si c’est une plaisanterie, Louis…
– Séguret n’a pas daigné nous en parler, mais cette fois, c’est uniquement pour tirer la couverture à lui auprès de ses chefs. Figurez-vous que la chaîne reçoit deux à trois cents lettres de spectateurs par semaine.
Avec une simultanéité parfaite nous avons regardé les malheureuses feuilles qui pendouillent au-dessus de la machine à café.
– On nous a transmis celles-là parce qu’elles nous étaient directement adressées, les autres sont stockées dans les locaux de la chaîne. D’après les chiffres, tout le public de la nuit se regroupe autour de la Saga. On pourrait croire que c’est négligeable mais si on additionne tous les individus qui ne dorment pas entre quatre et cinq, ça fait le désespoir des autres chaînes. Les sondages affirment que 75% des spectateurs de Saga l’enregistrent pour la regarder en rentrant du boulot.
Absurde! Je veux bien croire qu’une poignée de malades mentaux se soit pris d’affection pour ce feuilleton, mais en aucun cas je ne peux imaginer des téléspectateurs lambda regarder Saga en famille. A fortiori le soir, à l’heure du prime time, quand des dizaines de chaînes proposent des films à peine sortis des salles et des reality shows tout pleins d’images choc. La Saga ne fait pas le poids.
– Vous avez entendu parler de ces deux journalistes qui tiennent une chronique régulière sur le feuilleton?
– Tu crois qu’on a le temps de lire les canards?
Pour nous clouer le bec, Louis sort des coupures de presse. Le ton des articles oscille entre le journal de bord et le bulletin d’un club réservé aux initiés. «On pensait qu’ils n’oseraient pas, et pourtant!», ou encore, «Cette nuit, nous avons eu droit à…», ou même, «Il y a fort à craindre que Mildred et Fred inventent une machine à contrôler les neurones, rendez-vous ce soir, à vos cassettes!»
– Sans parler des dizaines d’animateurs radio à travers la France qui commentent en direct l’épisode de la nuit à leurs auditeurs.
– Tu voudrais qu’on te croie, mec?
– Un fan club s’est manifesté dans l’Oise.
– N’en jetez plus, Louis!
– Résultat des courses: ils décalent le télé-achat qui se faisait distancer par celui des autres chaînes et programment Saga à la place. Si vous avez encore besoin de preuves, j’en ai une qui va forcer l’admiration.