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Ça me fait de la peine de te dire ça, Mathilde, mais il va falloir que tu reprennes ton dernier manuscrit.

– … Qu’est-ce que tu dis?

– Je ne le publierai pas.

– …?

– Si je n’augmente pas un peu le chiffre d’affaires je serai obligé de vendre des parts de la boîte. Je me suis trop battu pour la partager avec des inconnus.

Livide, le souffle court, Mathilde se pencha sur le bureau pour saisir la main de Victor.

– Les Éditions du Phœnix, c’est nous deux… Depuis vingt ans… Nous l’avons créée ensemble, cette maison… Tu la diriges mais c’est moi qui t’ai fourni les premiers bouquins, sans à-valoir, sans contrat… Je n’en ai même pas aujourd’hui… Nous avons toujours travaillé dans la confiance… Nous avons toujours fait équipe, non?

Elle attendait qu’il lui renvoie un sourire. Il ne la regardait même plus dans les yeux. La gêne, sans doute. Ou le dégoût qu’elle lui inspirait.

– Reprends ton texte. Demain tu recevras ce que je te dois sur La maîtresse oubliée.

Elle porta une main glacée à son front. Un geste à la Janice, plein de délicatesse et d’emphase, à la façon des amoureuses sacrifiées.

– Il faut que je laisse leur chance à d’autres auteurs, comme tu as eu la tienne. Ils ont une écriture plus contemporaine, plus en phase avec la demande du public. Tu as trop travaillé ces dernières années, ma grande. Prends des vacances. Essaie de faire autre chose pendant un moment.

Elle s’accrocha au dossier du fauteuil pour garder l’équilibre. Jamais elle n’avait ressemblé autant à ses héroïnes, aussi belles que vulnérables.

– … Je ne sais rien faire d’autre…

– Tu vas avoir du mal à placer tes textes, Mathilde. Je ne connais pas un éditeur sur la place qui serait preneur.

Elle aurait préféré qu’il la frappe jusqu’au sang.

– … Comment je vais vivre…?

– Travaille pour la presse du cœur, écris des bluettes pour la télé, c’est pas sorcier. Ou marie-toi. À ton âge c’est encore trouvable. Pourquoi ça concernerait toutes les autres sauf toi, l’amour?

Jérôme

Deathfighter se penche vers le bonze drapé d’orange qui prie un Bouddha géant. Musique d’apocalypse. Une explosion fait vibrer les murs du temple, le sol se dérobe sous eux.

– La lévitation, ça s’apprend en combien de temps, mec?

Un fluide bleuté vient tournoyer comme un cyclone autour du Bouddha qui ouvre les yeux. Apparaît alors le visage de Jinzo.

Deathfighter n’en croit pas ses yeux et prend le bonze dans ses bras pour s’enfuir avant que le dernier mur ne leur tombe dessus. Ils sortent du temple et se retrouvent en plein Los Angeles.

Redevenu humain, Jinzo s’engouffre dans un gratte-ciel. Course-poursuite dans les étages, affrontement à mains nues, Deathfighter saute dans le vide avec Jinzo et se rattrape à une grue. Des ouvriers actionnent le déclencheur de dynamite et font sauter le gratte-ciel. Jinzo a disparu sous les décombres. Deathfighter se rétablit comme un chat et regarde, du haut de la grue, la nuit qui tombe sur Los Angeles.

Musique de fin.

Générique.

La salle était remplie de gosses excités et déjà pressés de sortir. Le reste du public attendit la fin du générique puis se dispersa dans la pénombre vers les portes battantes. Quand la pleine lumière revint, il n’y avait plus que Jérôme, perdu au milieu d’un désert de fauteuils. Blanc comme un linge, il se leva et chercha des yeux un endroit pour vomir. Le voyant vaciller, une ouvreuse le suivit dans les toilettes et tira quelques serviettes en papier du distributeur.

– C’est le film qui vous met dans un état pareil?

– … Je suppose que ça marche du tonnerre?

– Pensez… Stallone et Schwarzenegger dans le même film… La séance de midi était pleine, on va refuser du monde pour la suivante. On ne prend plus de réservations au téléphone pendant toute la semaine.

Jérôme plongea directement sa tête sous un robinet d’eau froide, comme pour dessoûler. Sa dernière goutte d’alcool remontait à plus de trois semaines. Il sortit Le Film français de la poche de son vieil imper. De l’autre émergeait une lame de bois ronde et peinte en bleu. L’ouvreuse n’aurait pas pu imaginer qu’il s’agissait d’un boomerang.

– J’ai lu là-dedans qu’aux États-Unis, il avait fait plus d’entrées que Batman. Vous savez combien ça a rapporté au créateur du personnage de Deathfighter? Quatre millions de dollars.

– Tant mieux pour lui, dit-elle.

Jérôme eut envie de la gifler. Il aurait frappé n’importe qui, à cette seconde-là, même une innocente.

* * *

Sans le moindre sou en poche, il se demandait comment il allait nourrir Tristan, ce soir, et les jours à venir. Trente-neuf francs pour Le Film français. Quarante pour une séance de Deathfighter sur les Grands Boulevards. Il regrettait de ne pas avoir essayé la sortie de secours mais ça avait été plus fort que lui, il s’était précipité au guichet. Pour voir. Pour le voir.

En attendant la tombée de la nuit, il alla se réfugier dans le bois de Boulogne comme il le faisait trop souvent depuis ces derniers mois d’errance. À une centaine de mètres du lac, il sortit son boomerang au milieu d’une aire déserte et dégagée. Un souffle de vent parfait lui parvenait dans la bonne direction.

Lance, mon petit pote, oublie ce pourri, tu n’as pas tout perdu, il te reste Tristan et ton boomerang, qu’est-ce que c’est, après tout, quatre millions de dollars?

Dès le premier lancer, l’engin décrivit une parabole si savante que Jérôme ne se déplaça que de cinq mètres vers la gauche pour le rattraper au vol.

Recommence, ne pense pas à cette ordure, ça va te bouffer l’intérieur et ce soir tu n’auras plus assez de bile à lui cracher au visage, lance!

Le boomerang était, avec son imper, le dernier vestige d’une vie antérieure qu’il pensait ne jamais regretter. Il se l’était fabriqué lui-même, en forme de point d’interrogation, et Tristan l’avait peint aux couleurs du drapeau américain. Un petit bijou capable de tenir en vol une trentaine de secondes. Juste assez pour s’imaginer qu’il ne rentrerait plus jamais au bercail.

Encore! Lance jusqu’à t’en décrocher le bras. L’impunité n’existe pas. Les salauds finissent toujours par payer.

Au moment d’armer son tir, il ressentit quelque chose de bizarre au fond du ventre.

L’impunité n’existe pas…

Comme un acide qui lui rongeait l’estomac.

L’impunité n’existe pas…

Un tison qui fourrageait dans ses tripes.

L’impunité n’existe pas…

La brûlure était si forte que Jérôme regretta de n’avoir plus rien à vomir. Il avait créé M. Vengeance justement parce que l’idée de l’impunité lui faisait horreur. Tout le monde finit toujours par payer. C’est une loi divine.