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Pourtant, un doute horrible vint lui déchirer les entrailles:

Et si l’impunité existait vraiment?

* * *

Il s’assit un instant sous un abribus des Champs-Elysées. De autre côté de l’avenue, il pouvait apercevoir cette longue terrasse où des ombres entrechoquaient des coupes de Champagne. Tout près de lui, une femme ne cessait de fixer ses chaussures de tennis déchirées et son jean blanchi jusqu’à la trame. Jérôme regardait vers ces silhouettes en smoking, brillantes comme des lucioles.

Là-haut, les lumières s’éteignirent enfin. Il traversa l’avenue et se posta au bas de l’immeuble où les camions des traiteurs commençaient à remballer. Jérôme ramassa un carton d’invitation qui traînait dans un caniveau et s’adossa à la pierre blanche de la bouche du métro Georges-V.

LES PRODUCTIONS

BLUE-STAR PICTURES

VOUS INVITENT À FÊTER LA SORTIE DE

DEATHFIGHTER

DE NORMAN VAN VUYS

AVEC SYLVESTER STALLONE ET

ARNOLD SCHWARZENEGGER

Une poignée d’invités commençait à sortir. Yvon Sauvegrain en tête, vaguement éméché, la veste de smoking sur l’épaule. Quelqu’un proposa de continuer la fête ailleurs et Sauvegrain, ravi, grimpa à l’arrière d’une Mercedes ou s’entassait la petite bande de fêtards.

Tout à coup, on hurla son nom du côté de la bouche de métro. Sauvegrain reconnut Jérôme au premier coup d’oeil, laissa passer une seconde de surprise et rassura son entourage d’un geste de la main.

– Attendez-moi une minute.

Il sortit de la voiture et avança d’un pas rapide vers Jérôme en glissant la main vers son portefeuille.

– Prenez ça et disparaissez, j’ai horreur du ridicule.

Abasourdi, Jérôme se retrouva avec un billet de 500 francs en main.

– M. Vengeance vous a rapporté quatre millions de dollars! Je l’ai lu dans Le Film français. Il y avait tout un dossier sur le scénario entièrement écrit par un Français directement vendu à Hollywood! Et le scénariste c’était vous!

– … Vous allez perdre le peu qui vous reste.

– Deux ans! Je vous l’ai envoyé il y a deux ans, et vous m’avez fait retravailler jusqu’à obtenir exactement le scénario du film que j’ai vu ce matin! Vous avez juste changé le titre!

– Dans ce métier, tout le monde se fait avoir au moins une fois. Prenez ça comme un baptême. Un baptême de luxe, soit. C’est un boulot où la naïveté confine à la bêtise, et on paye toujours pour sa bêtise. Quelle idée d’envoyer un scénario à un collègue quand on ne l’a même pas déposé à la Société des Auteurs… Moi, c’est la première chose que j’ai faite en recevant le vôtre.

La main de Jérôme plongea dans son imper et se crispa sur le boomerang…

Il ferma une seconde les yeux et vit la pale s’écraser au ralenti sur le visage de Sauvegrain. L’image était nette: les traits déformés sous le choc, un filet d’hémoglobine qui gicle d’une arcade, une lèvre qui éclate, le tout en couleur et format scope. Un tel geste aurait pu le délivrer de sa douleur, mais une seule chose l’empêcha de le faire. La chose, c’était Tristan.

– Je pensais que personne n’était capable de ça.

– Bienvenue au club.

Sauvegrain voulut rejoindre son groupe, Jérôme le retint par le bras.

– J’ai un frère qui ne va pas bien du tout, je suis à la rue et…

– Le ministre de la Culture a tenu personnellement à me féliciter pour avoir montré aux Américains que nous pouvions écrire comme eux. Il m’a même proposé de lui établir un rapport sur la crise du scénario en France. Ne me menacez surtout pas.

Jérôme tenta de le retenir encore mais cette fois, il reçut le revers de sa main en pleine figure.

– Les Américains commencent à parler de Deathfighter 2. Vous allez cruellement me manquer, Jérôme.

Moi

Lequel de nous quatre est le plus intimidé? Moi, à coup sûr, vu la nuit blanche que je viens de passer à attendre ce rendez-vous. Mais aucun ne donne l’impression d’être franchement à l’aise. Nous nous regardons en chiens de faïence, assis dans deux canapés en vis-à-vis, sans même chercher à faire connaissance.

Mathilde Pellerin a l’air de se demander ce qu’elle fait là. Une fois ou deux elle s’est redressée comme pour partir, sans savoir elle-même ce qui la retenait. Je crois que ce qui la gêne dans la situation est d’ordre purement physique: ces trois corps d’hommes qui se sont imposés d’eux-mêmes dans ce bureau minable. Trois regards inconnus. Scrutateurs.

Jérôme Durietz, lui, on sait très bien ce qui le maintient cloué sur ce canapé: le besoin de fric. Certains peuvent afficher un souverain mépris face à leur propre indigence mais Durietz n’est pas de cette race-là et se trahit au moindre geste. Il a caché ses poignets de chemise en nous serrant la main, il a fait semblant de chercher de la monnaie au fond de ses poches devant la machine à café, et quand je lui en ai offert un, il l’a siroté comme s’il n’en avait pas bu depuis trop longtemps. J’ai eu envie de lui avancer un peu d’argent, rien que pour le voir se détendre, parce que sa façon de calculer chaque instant a vite commencé à me porter sur les nerfs. Dieu seul sait où ils sont allés le dégoter.

Celui qui m’intrigue le plus, c’est Louis Stanick. Le seul qui ait essayé de mettre tout le monde à l’aise avec un petit speech, façon doyen les jours de rentrée. Un privilège de l’âge, faut croire, il a passé la cinquantaine de peu, il est grand et se tient droit comme un I, une moustache et une paire de lunettes en écaille lui donnent un petit air à la Groucho Marx. Il est le seul des trois dont j’ai retrouvé la trace dans les annuaires professionnels. Les cinq lignes qui lui sont consacrées dans le Larousse du cinéma disent qu’il a beaucoup travaillé en Italie dans les années soixante-dix, mais les titres de sa filmographie ne m’ont rien évoqué. De retour en France, il a écrit un long-métrage qui n’est jamais sorti, et puis plus grand-chose jusqu’à se retrouver ici, dans ce bureau bizarre. Son C.V. est tellement mince qu’il peut tenir sur un papier à rouler. Même si le mien n’en est qu’à la première ligne, je me fais le serment de ne pas finir comme Louis Stanick.

Personne ne cherche à rompre le silence. Je me lève pour jeter un œil par la fenêtre. Nous sommes dans un petit immeuble de trois étages de l’avenue de Tourville, dans le VII arrondissement. La pièce où nous nous trouvons est terriblement vide, à part les deux canapés et la machine à café. Les anciens occupants ont dû déménager à la cloche de bois en emportant tout ce qu’il y avait de bon à prendre. Une cloison surmontée d’une grande vitre à hauteur de hanche permet de voir tout ce qui se passe dans le couloir. Et, pour l’instant, ce qui se passe dans le couloir est incompréhensible. Est-ce à cause de la fatigue, de l’impatience ou du stress, j’ai l’impression de voir déferler une vague de scalps blonds. On aperçoit tantôt un front, une paire d’yeux ou encore une casquette, mais rien de tout ça n’est vraiment net. La sonnerie du téléphone brise un silence pesant et relâche la pression. Stanick a décroché puis raccroché une seconde plus tard, le temps qu’une secrétaire de l’unité de production lui annonce que le rendez-vous est retardé de deux heures.

– Déjà une plombe qu’on est là à rien foutre, dit Durietz.

Stanick hausse les épaules en signe d’impuissance. Pour lui, la patience est devenue un boulot à plein temps.