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Le bonheur de nos amis ne fait pas toujours le nôtre.

– À quelle heure est ton train, Louis?

– Dans trente minutes, Gare de Lyon. Je serai à Rome vers 10 heures, demain. Je redoute surtout le petit tortillard qui va à Palestrina. Je pourrais proposer une série sur les trains italiens…

– On peut te déposer à la gare si tu veux, il y a encore de la place dans l’Espace. Je dois passer prendre Oona et les trente kilos de fringues qu’elle a achetées à Paris.

– C’est un vol direct pour Los Angeles?

– On passe d’abord par le Montana pour installer Tristan chez elle. Je n’aurais pas trop su à qui le confier, le temps de trouver mes repères.

Tout semble réglé comme sur du papier à musique. Mathilde fourrage dans son sac Vuitton pour y retrouver des cigarillos. Elle non plus n’a rien laissé au hasard.

– On pourra venir vous visiter, sur votre île?

– Bien sûr! Mais je ne sais pas combien de temps ils vont avoir besoin de moi.

– Vous allez enfin nous dire ce que c’est, ce boulot secret si cette île mystérieuse? Ne nous faites pas le coup du cliffhanger.

– Vous êtes les trois personnes au monde en qui j’ai le plus confiance, mais j’ai promis de ne rien dire et je suis superstitieux. Dès que ça aura démarré, je vous enverrai à chacun une carte postale.

L’épisode n° 80 va commencer. Il ne sera pas encore terminé que mes trois collaborateurs seront déjà loin. Inaccessibles. Libres. Je commence à me demander si j’ai eu raison de vouloir rester.

– Et toi, Marco?

Moi? Oui, au fait. Qu’est-ce que je deviens, moi? J’ai un film à écrire, dès demain. Comment se fait-il alors que je me sente si désemparé?

– Tu es sûr que tu ne veux pas quitter Paris?

– Tu peux l’écrire n’importe où, ton film.

– À vous entendre, je risque les pires emmerdes…

J’attends quelques secondes qu’on me rassure. Personne ne le fait.

– … Vous croyez vraiment que je vais avoir des emmerdes?

Du doute dans les regards. De toute façon, la question ne se pose même pas, quelles que soient les retombées de ce dernier épisode, je dois rester à Paris. La Saga vient de nous débarquer et je suis sûr que Charlotte m’attend à quai en agitant son foulard bien haut.

Mathilde se lève la première pour rompre un inquiétant silence.

– Je dois être à Austerlitz dans vingt minutes, j’ai juste le temps de prendre mon taxi.

Elle saisit son sac et donne aux autres le signal du départ. Louis prend ses bagages.

– On se revoit bientôt, tous?

Personne n’osait le dire. Il a bien fallu que je me dévoue. À moins que je ne sois le seul à le penser vraiment.

– Venez me voir à Rome, si vous avez un moment.

– Je vous fais signe dès que j’ai une adresse à L.A.

Les mots nous restent bloqués dans la gorge. Nous nous embrassons, encore et encore. Comme si les dialogues, les aventures au coin de la rue, le sens de tout ça, le devenir de chacun, n’avaient plus aucun intérêt.

Sans doute pour la dernière fois, nous nous serrons fort dans les bras les uns des autres.

Ils quittent le café au moment où la fugue de Bach se fait entendre.

Putain de Saga.

Nous voilà seuls, tous les deux.

* * *

Mes amis viennent de me quitter et la nuit va être longue. La première nuit d’été.

Le ciel est chargé d’étoiles, toutes les fenêtres sont ouvertes, il y a de la bière fraîche dans le frigo, mes amis sont déjà loin, la femme que j’aime m’a quitté, et j’ai beaucoup bu avant de rentrer chez moi. C’est le moment ou jamais d’avoir le blues.

Je débranche le téléphone, il va sonner une bonne partie de la nuit et chaque fois je vais penser que c’est Charlotte. Chaque fois je vais être déçu. Si elle est vraiment revenue, elle peut bien attendre une nuit de plus.

La chaleur va avec le silence.

Vous êtes tous de beaux enfoirés de faire de moi un orphelin. Il est quatre heures du matin et la nuit est calme comme s’il ne s’était rien passé, comme si personne ne pleurait sur le cadavre de Saga. Je ne pleurerai pas non plus, cette salope m’a abandonné, moi qui l’ai aimée comme personne et l’ai vue grandir comme un père. Crève, chienne, vingt millions d’âmes perdues te regretteront sauf nous. Jérôme, Louis, Mathilde et moi t’avons taillé un suaire dans l’étoffe la plus noire que nous avons pu trouver, un noir qui ferait passer les ténèbres pour de la dentelle de femme. Où l’avons-nous puisée, cette encre obscure? Impossible à dire. Cela ne nous ressemblait pas. Il a fallu aller loin dans l’enfer de notre inspiration. Écouter les muses de l’abjection et de la perfidie. Laisser ricaner la hyène qui sommeillait en chacun de nous.

Je me penche à la fenêtre et tends l’oreille pour écouter le bruit du chaos.

Rien.

Pas même un souffle d’air.

Un suicide collectif? Vingt millions de morts sur la conscience. Ou est-ce déjà l’oubli, et tout le monde s’en fout?

Pourtant, je nous revois encore, hier midi, mes compagnons et moi, devant l’écran. Dégoûtés par notre propre désir de vengeance. Je l’ai déjà vu, cet épisode n° 80, le vrai, celui que nous avons fait passer au nez et à la barbe de Séguret.

Nous avons fait un travail d’orfèvres et de faussaires grâce à William et ses tours de passe-passe. Ces dizaines de séquences qui n’ont pas été montrées, nous les avons gardées, revues et corrigées, imbriquées, montées et mixées, avec patience, pour rester maîtres jusqu’au bout de notre aventure. Comment Séguret a-t-il pu s’imaginer que nous le laisserions éclabousser Saga de sa médiocrité? William a repiqué dans les anciens épisodes, il a fait des collages d’images, il a même réussi à plaquer de nouveaux dialogues sur des situations qui n’ont plus rien à voir. Ce petit monstre que nous avons créé comme des savants fous, la nuit, dans le secret, a été diffusé hier soir. Il nous a même fallu imaginer un scénario encore plus complexe pour que l’épisode passe les contrôles techniques et soit considéré comme Prêt-À-Diffuser sans que personne ne s’aperçoive de rien. Nous n’avons pas lésiné sur les séances occultes, les brainstormings avec le diable pour tromper la vigilance de la grande machine à maîtriser l’imaginaire. Avant de partir, il nous restait à finir en apocalypse.

In cauda venenum.

J’ai besoin de revoir l’épisode seul. Pendant que la cassette se rembobine, je m’allonge sur le canapé, une bière à la main. Soûl. Mes amis sont partis. La Saga est morte. Mieux valait qu’elle meure de nos mains plutôt que de la voir vivre entre celles de Séguret. Rien de moins qu’un crime passionnel.

Générique.

№ 80

Walter se prépare un cocktail avec les fonds de bouteilles vides trouvées dans le bar des Fresnel. Il tourne la mixture avec l’index. Quelle image restera-t-il de lui? Celle d’un alcoolique qui ne cherche plus à surmonter quoi que ce soit. Parce que la vie est une mascarade et l’alcool nous aide, grâce à Dieu, à la débarrasser, parfois, de ses guenilles. Si la phrase nue partait du cœur, l’alcool nous offre le regard nu et l’ivresse n’est qu’un pied de nez à la mort. Voilà pourquoi Walter se remet à boire de plus belle. Le second verre le rend lyrique, et ce lyrisme le rend beau. Et demain? Demain, il y aura plein d’autres verres qui lui donneront la force de briller la nuit. Et, un jour, de s’éteindre, lentement. Très lentement. Le chômeur de Roubaix va retenir la leçon.

Marie, notre petite Marie tant aimée, qu’es-tu devenue? J’ai cru à ton indépendance, ta fraîcheur intacte de jeune fille. Tu savais penser aux tiens sans t’oublier, tu avais des désirs qui faisaient parfois passer la femme avant la mère, c’est ce qui te rendait si forte. Si aimable. Et te voilà de retour au bercail après une escapade. Coupable et fatiguée. Implorant le pardon du bout du regard. Mon Dieu qu’elle est triste, cette scène. Mathilde ne t’a rien épargné. Pour la dernière fois tu as honte de tes rides et de ces quarante-cinq ans qui aujourd’hui paraissent le double. Où sont-ils passés, tous ces prétendants qui se seraient damnés pour toi? Walter te regarde comme une pute qui ne lui donne même plus envie de traverser le palier et Fred te méprise pour ton innocence dilapidée. Ta petite vie retrouvée ne va même pas rassurer la ménagère du Var. Celle qui n’a jamais pu suivre le bel inconnu t’en voudra à mort d’être revenue. Les autres te traiteront de salope. Tu n’avais pas mérité ça.