Выбрать главу

Générique.

HUBRIS

Personne dans le couloir.

Ça ne veut rien dire, ils sont peut-être planqués dans l’escalier, comme la semaine dernière. Je tente une sortie, mon téléphone portable en main, en cas d’urgence.

L’ennui c’est que dans le commissariat dont je dépends, il y a une télé, bien cachée dans un vestiaire, pour les longues nuits de garde. Des spectateurs de la première heure, ces gars-là. Le jour où je suis allé porter plainte, les flics ont défilé dans le couloir pour voir à quoi je ressemblais. Certains avaient juste un truc dans les yeux qui disait: c’est lui… c’est lui… D’autres étaient plus bavards («Vous voulez voir l’inspecteur Jonas? il a démissionné») et j’ai vite compris que, pour eux, tout ce qui m’arrivait était pain béni. Depuis je ne vais les voir que pour trouver un abri provisoire.

Toujours personne en haut de l’escalier.

La voie semble libre, celui qui aurait voulu me casser la gueule me serait déjà tombé dessus. Même ce crétin de syndic a dû remettre ça à plus tard. Il veut me faire payer les boîtes aux lettres arrachées, l’ascenseur cassé, et surtout, le nettoyage des graffitis. Ça part de la porte cochère, ça court sur trois étages, et ça finit en feu d’artifice autour de ma porte (On te fera sauter la gueule, signé Menendez. Tu paieras pour Camille et les autres. Ci-gît une ordure, etc.). Il y en a des milliers qui se chevauchent, illisibles. Certains ont dessiné ma tête au milieu d’une cible. Parce qu’on la connaît, ma tête. Ils se sont bien chargés de la médiatiser. Un hebdo fouille-merde l’a passée en page deux, avec au-dessus «wanted» et forte récompense. Qui a dit que les scénaristes n’avai jamais leur part de gloire?

Ma boîte aux lettres a été réduite en miettes, si bien que le facteur jette purement et simplement mes deux sacs d’injures quotidiennes à même le dallage du hall. Les lettres dégoulinent de partout, on les piétine, on les déchire, et quand je ne passe pas deux jours de suite, la concierge met le tout dans le container de la voirie. S’il y avait un mot de Charlotte perdu au milieu de ce torrent d’insultes et de menaces de mort, il me serait impossible de mettre la main dessus. Par curiosité, je saisis une ou deux lettres, au passage. «Cher petit scénariste de mes couilles, ce n’est pas en mon nom que je t’écris, je suis bien au-dessus de ça, mais t’attaquer à des enfants était la pire des saloperies, etc.» «Monsieur, ce dont vous vous êtes rendu coupable n’a pas de nom. Vous n’avez certainement pas lu La Divine Comédie de Dante, mais sachez que le neuvième cercle de l’enfer est réservé à des gens comme vous…» Dans le tas de ce matin, une enveloppe m’accroche tout de suite le regard. Je la retourne dans tous les sens sans y croire, mais non, ce n’est pas un rêve, je suis une vedette. Cette lettre m’est parvenue avec, pour seule adresse: Au dernier scénariste de Saga qui n’a pas quitté le pays, Paris. Même le Père Noël n’a pas droit à tant de diligence de la part du personnel des Postes. Pas le temps de l’ouvrir, j’entends le grincement de la porte de la concierge et quitte le hall en sachant déjà ce qui m’attend sur le trottoir.

Les premiers jours, j’ai cru qu’il s’agissait d’une coïncidence. Et puis, à la longue, j’ai dû me rendre à l’évidence. Une tradition bien parisienne s’est créée en bas de mon immeuble, bientôt ce sera une curiosité touristique et on visitera ma rue comme on va au Père-Lachaise. Le trottoir du 188 de la rue Poissonnière est devenu un cimetière de téléviseurs. Une marée nocturne charrie des dizaines de caissons pétés et se déverse dans le caniveau. Il en vient de partout, on en retrouve des piles devant le porche ou pêle-mêle alentour. C’est comme les blagues et les rumeurs, on ne sait pas d’ou elles partent mais elles se propagent plus vite qu’un virus. Il paraît qu’ils en ont parlé aux infos régionales. De loin, on peut prendre ça pour de l’art contemporain, de près ça fait décharge, mais on peut y voir aussi, en forçant sur le symbole, une sorte de mausolée cathodique et décadent, un monument érigé en mémoire des victimes de la Saga. Des clodos et des récupérateurs de tout poil viennent glaner des pièces détachées, le tout forme un étrange ballet qui fait de moi un fantôme du petit matin contraint de raser les murs. À force d’écrire des choses horribles, elles finissent par arriver.

Je tourne le coin de la rue dans le jour naissant. Personne.

Qu’est-ce qu’un quartier, après tout, un misérable petit quartier parisien quand cette putain de Saga a été diffusée, par satellite, dans l’Europe entière.

Je m’engouffre dans le métro pour rejoindre la Concorde. Je ne sais pas comment tuer le temps avant mon rendez-vous et m’assois devant les grilles du jardin des Tuileries.

Je n’ai jamais eu envie à ce point de parler à quelqu’un. N’importe qui. Le premier venu ferait l’affaire.

Depuis que je ne passe plus chez moi que pour guetter un signe de Charlotte, le téléphone portable s’est imposé dans mon quotidien. Objet précieux en cas de dérive, il donne au vagabond l’illusion d’être relié à autrui. Dans mon cas, ce n’est rien de plus qu’une illusion. Les appels anonymes se sont faits plus rares, c’est déjà ça. Je ne sais pas qui appeler.

Ma mère laisse sans cesse son répondeur branché depuis ce fameux 21 juin. Elle s’est vue contrainte de fournir des explications sur la Saga à ses collègues. Plus personne ne s’assoit près d’elle à la cantine. Comment pouvais-je imaginer une chose pareille? Elle m’héberge quand je n’ai pas d’autre endroit où aller, mais je m’embourbe vite dans des justifications qui ne la satisfont pas. Elle me lance des «qu’est-ce qui a bien pu te passer par la tête… qu’est-ce qui a bien pu te passer par la tête», comme un gimmick verbal qui me poursuit même quand je suis seul. Le reste du soir, je vais de cinémas en chambres d’hôtel et de fast-food en bancs publics. J’ai fait de l’errance une sorte d’art majeur et de anonymat un sport à risque. Ma vie ressemble à un film sur la Résistance. Je pourrais me réfugier chez les deux ou trois copains qui me restent mais je sais bien que tout tournerait autour de ça. De ça et rien d’autre. Dès que je me mets à parler de l’épisode n°80, c’est plus fort que moi, je fais des efforts pour retenir de larmes. Pour un peu, je me laisserais aller à chialer comme un gosse, sans savoir vraiment pourquoi. Je ne ressens pas le moindre iota de culpabilité, pas une seconde il ne m’est arrivé de regretter ce que nous avons fait, je n’ai envie d’implorer aucun pardon. J’ai envie de dire que cet épisode n’était pas une insulte crachée au visage des vingt millions de fidèles. Nous n’avons pas cherché à massacrer des innocents ni à faire payer ceux qui nous avaient permis d’exister. On m’a proposé de me justifier, en direct, sur le plateau d’un talk show à grande écoute et je n’y suis pas allé. Il s’agissait d’un procès en règle dont le verdict était déjà connu: lapidation jusqu’à ce que mort s’en suive. Tirez sur le scénariste, titrait un magazine de télé, la semaine dernière. J’ai sans doute été lâche mais cela n’aurait servi qu’à me nuire. Je ne sais pas si j’arriverai à retravailler un jour dans mon domaine. Les producteurs du film que je devais écrire cet été m’ont fait comprendre que personne n’était assez fou pour embaucher un type capable de poignarder dans le dos ceux qui l’emploient. Ma vie de scénariste n’aura duré qu’une seule saison. La Saga m’a tout donné et tout repris. Elle m’a même arraché des choses que je pensais ne jamais pouvoir perdre. Des choses auxquelles tout le monde a droit. Une heure de répit, une parole aimable. Une minute d’écoute, sans récrimination, sans mépris.