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– Vous ne trouvez pas qu’ils se fichent de nous? Demande Mathilde Pellerin.

J’ai envie de répondre que j’ai vingt-cinq ans et toute une vie devant moi pour attendre un rendez-vous comme celui-là. Elle préfère se lever et prendre la porte sans nous épargner son courroux d’un autre siècle.

– Elle sentait bon, c’est dommage, dit Stanick.

Jérôme Durietz se retrouve tout seul sur son canapé.

– Je peux pioncer un chouia? Je traverse une période d’insomnie…

– Dans notre métier ce serait presque un atout, dit Stanick. Mettez-vous à l’aise, je vous réveille dans une heure et demie.

En moins de deux minutes, Durietz dort d’un sommeil qui fait plaisir à voir.

– Il n’y a que les gosses pour s’endormir comme ça.

– Les gosses et les Chinois, dis-je. A Pékin, on voit des types dormir dans n’importe quelles conditions, contre un guidon de vélo, dans des restaurants bondés, entre deux arrêts de bus.

– Vous y êtes allé souvent?

– Jamais. On m’a raconté.

Dans l’angle où je me trouve, je peux enfin saisir ce qui se passe dans le couloir grâce à la porte vitrée qui permet de voir les silhouettes en pied. Mais parfois, voir la réalité la rend encore plus floue.

– Dites, monsieur Stanick, à votre avis… c’est quoi cette ribambelle de nains dans le couloir?

– Oh ça? C’est prima, l’agence de casting qui a ses bureaux au bout. Je suis passé les voir tout à l’heure, j’étais intrigué tout comme vous. Ils recrutent pour un film américain qui se tourne en partie à Paris. Ils ont besoin de deux cents nains adultes, blonds de préférence, et bilingues.

– Ça raconte quoi?

– Ils n’ont pas su me le dire, pour l’instant ça s’appelle pandémonium. Il y a une scène prévue avec les nains et des dizaines de femmes gigantesques, façon opulence maternelle.

– Baroque…

– Côté symbolique, les ricains n’ont jamais eu peur d’y aller à la truelle, c’est une de leurs forces.

Silence.

S’il faut tenir encore deux heures avant de rencontrer le directeur de l’unité de production, il va falloir meubler.

– Vous ne trouvez pas que ce rendez-vous sent le piège à con?

– Laissez-moi deviner, Marco. Vous n’avez jamais travaillé pour la télévision, ni pour rien d’autre d’ailleurs, et vous ne comprenez pas pourquoi on vient de faire appel à vous pour cette mystérieuse série qui sera diffusée à l’automne.

– Si, j’ai déjà bossé pour cette chaîne. J’ai réécrit les dialogues français des Seigneurs de la Galaxie, un dessin animé japonais. Et j’ai proposé des synopsis pour Deux flics en enfer, mais aucun n’a été retenu.

Il me demande si j’ai été payé. On m’a donné une misère pour les dessins animés et rien pour le reste.

– Eh bien, voilà pourquoi on vous a appelé. Ils savent que vous êtes prêt à accepter n’importe quoi pour une somme dérisoire.

Il a sans doute raison. Et je suis bien capable de me faire avoir une seconde fois. Peu importe. Oui, moi, Marco, je veux devenir scénariste, c’est ma seule ambition dans l’existence et ça doit se lire sur ma gueule. Je donnerai mon âme à qui m’entrouvrira la porte. Je veux bien avaler des couleuvres, écrire les pires choses, être payé avec un lance-pierres, ne pas être payé du tout, je m’en fous. Un jour, ce sont eux qui me mangeront dans la main mais ils ne le savent pas encore.

– Et vous, pourquoi vous restez, Louis?

Je sens qu’il hésite entre une banalité d’usage et une petite avalanche de sincérité.

– Parce que je suis ce qu’on appelle un has been. Postuler pour ce job, c’est ma manière à moi de faire la manche. Mon heure est passée depuis belle lurette, et aujourd’hui j’accepte n’importe quoi sans aucun ressentiment. Je suis comme un vieux cheval de labour qu’on garde en vie parce qu’il connaît bien la route et qu’il n’a plus gros appétit. Et de toute façon, je ne sais faire que ça.

– Quoi donc?

– Débiter de la péripétie au kilomètre.

Durietz, dans son abîme de sommeil, se retourne dans le canapé. Une nouvelle vague de nains blonds comme les blés passe dans le couloir, tous sérieux comme des papes, prêts à montrer le meilleur d’eux-mêmes. Stanick met deux francs dans la machine à café et m’en tend un. D’après lui, le local appartient à la chaîne qui partage les lieux avec Prima et un atelier de montage au dernier étage. Hier, au téléphone, le producteur m’a demandé si j’étais libre tout de suite. Je n’ai pas compris pourquoi on avait besoin de moi pour un cas d’urgence.

– Écoutez, Marco, n’essayons pas de nier l’évidence. Si une chaîne réunit dans une même pièce un jeune scénariste fringant prêt à travailler gratuitement, une pisse-copie du roman rose, un S.D.F. fatigué et un vieil has been dans mon genre, c’est qu’il y a forcément une couille quelque part.

En temps normal, je n’ai aucune sympathie pour les cyniques. Surtout s’ils prennent pour cible des naïfs dans mon genre. Mais sa manière bien à lui de faire glisser la conversation sur une patinoire de transparence a quelque chose de séduisant. Comme s’il voulait déjà installer une dynamique de travail et débarrasser d’emblée nos rapports à venir des oripeaux du mensonge. Et enterrer définitivement ceux de l’ego. Malgré tout, le naïf en moi a eu envie de faire entendre sa voix. Avec un petit accent de sincérité, j’ai osé dire qu’il m’était impossible de prendre ce job à la légère. Respecter l’histoire que l’on crée, c’est respecter ceux qui vont l’écouter et se respecter soi-même. Peu importe l’aléatoire morale de ceux qui la commanditent.

Dans l’heure qui a suivi, j’ai eu le temps de lui raconter que je suis né devant une télévision. Et ce n’est pas une vue de l’esprit, la première image dont je me souvienne vraiment n’est pas le sein de ma mère mais une chose brillante et carrée qui m’a irrésistiblement attiré. La télé, c’était ma baby-sitter, c’était mes mercredis après-midi, c’était la découverte du monde en marche sous mes petits yeux ébahis. La télé, c’était le copain avec qui on ne s’engueule jamais, celui qui aura toujours une bonne idée en tête du matin au soir. La télé c’était une pleine brassée de héros qui m’ont appris l’exaltation. Les premiers émois, mais aussi les premiers dégoûts. J’ai été ce môme qui devient brutalement adulte le temps de changer de chaîne. J’ai évoqué les images interdites, le soir, dans l’entrebâillement d’une porte, comme il aurait pu, lui, me parler de ses nuits d’aventures, avec une lampe de poche et un bouquin sous les draps. J’ai fini par dire qu’au nom de tout ça, si une chance m’était donnée de passer de l’autre côté de la mire, je ferais tout pour ne pas trahir le gosse livré à lui-même devant l’écran bleuté. Louis Stanick m’a regardé, troublé. À tout ce qu’il aurait pu dire, il a préféré sourire. La nostalgie de l’enthousiasme perdu, j’ai pensé.

Il était temps de réveiller Jérôme Durietz, à qui j’ai offert un café en échange d’un de ses rêves.

– … J’étais sur une montagne et je voyais apparaître une boule de feu qui parlait. Ensuite je redescendais vers une bande de types contre lesquels j’étais furax, et je leur jetais des pierres avec des ordres gravés dessus. Assez top, comme situation. Il se passait plein d’autres choses que j’ai oubliées.

Pas fière et si joliment confuse, Mathilde Pellerin est revenue parmi nous. Nous l’avons accueillie sans paraître surpris, sans lui poser la moindre question sur les obscures raisons que nous avions tous d’accepter le job.

Ça tombait bien. Alain Séguret, le directeur de l’unité de production, n’était pas curieux de les connaître.