Выбрать главу

Le soleil est déjà haut. La vie recommence sans moi. J’ai besoin de Charlotte. Une petite minute d’écoute. Sans récrimination, sans mépris…

Il y a des gens pour ça, après tout.

Marie faisait appel à eux quand elle avait envie de formuler ce qu’elle ne pouvait pas dire aux siens.

– S.O.S. Amitié, j’écoute.

– … Bonjour.

– Bonjour.

– …

– …

– J’appelle parce que je ne sais pas à qui parler. Être seul est quelque chose de terrible mais s’en apercevoir est encore pire.

– Et votre entourage? Vous n’avez aucune famille? Personne sur qui compter?

– En ce moment, je ne connais personne qui aimerait faire partie de mon entourage.

– Que voulez-vous dire?

– Vous aimeriez être un copain de l’ennemi public n° 1?

– Des ennuis avec la police?

– Oui et non.

– Il vous serait possible de préciser?

– Je ne suis pas recherché. Pas officiellement. Je suis seulement coupable de terrorisme idéologique, de manipulation fictionnelle et d’atteinte à la sûreté de l’État.

– …

– J’ai déjà perdu le grand combat: La Nation versus Moi.

– Quand rien ne va, on a souvent l’impression d’un complot.

– Vous croyez que je fais de la paranoïa?

– Non, je vous demande de me dire ce qui ne va pas avec des mots simples.

– Quand on retrouve des dizaines de postes de télé chaque matin devant chez soi, on a du mal à faire simple. Disons que partout où je vais, on me renvoie l’image d’un traître et cette image me collera à la peau des années durant. Pourtant, je ne me sens pas coupable, mon vrai problème est de savoir si je dois partir ou pas.

– Partir?

– Fuir si vous préférez. Essayer de refaire ma vie ailleurs. Cette idée me rend dingue. Je n’ai aucune envie de quitter mon pays, la ville où je suis né, les murs que je connais depuis l’enfance. Comment accepter d’être condamné à l’exil?

– …

– Vous comprenez?

– Fuir, exil, refaire sa vie. Vous parlez comme un criminel de guerre. Tant que vous ne me dites pas exactement ce qui vous arrive…

– Vous aussi vous voulez des phrases nues? Je n’étais pas tout seul dans le coup. Nous étions quatre. Vous connaissez cette phrase «À force d’écrire des choses horribles elles finissent par arriver»?

– …

– …Allô?

– Vous êtes un des scénaristes de la Saga.

– …?

– …

– Je suis bien autre chose que ça, vous savez.

– …

– Vous êtes toujours là…?

– …

– Vous voyez bien que je ne suis pas paranoïaque.

– …

– Il vaut mieux que je raccroche, hein…?

– Attendez… Laissez-moi vous raconter quelque chose. Nous avons un poste de télévision, ici, dans le local de S.O.S. Amitié, et nous le laissons allumé pendant la nuit. C’est une source d’informations au cas où il se passerait quelque chose qui suscite des réactions, mais c’est aussi notre quart d’heure de pause. Depuis l’automne dernier nous avons remarqué une baisse sensible des appels entre 4 et 5 heures du matin. Il s’est créé au fil des nuits comme une zone de tranquillité à cette heure précise. Comme tout le monde, nous nous sommes mis à regarder le feuilleton Saga pour essayer de comprendre le phénomène. Je peux même vous dire que j’ai beaucoup aimé ce personnage qu’on ne voit jamais et qui travaille à S.O.S. Amitié.

– J’avais peur que vous m’en parliez.

– Il ne correspondait à aucune réalité de notre fonction mais ça n’était pas grave, au contraire. Je dirais même qu’il était symbolique de tout ce qui se passait dans ce feuilleton. Le point au départ était fantaisiste, les dialogues parfois délirants, mais au milieu de tout ça se dégageait un réel très fort, quelque chose qui avait trait à la vie des gens, comme un langage qui parlait à tous et tout le monde finissait par s’y reconnaître. Si vous saviez la publicité que ça a fait à S.O.S. Amitié! Une publicité un peu encombrante même, des femmes seules appelaient pour rencontrer l’homme de leur vie ici, comme dans le feuilleton. Mais ce n’est pas le plus important, ce qui était passionnant à observer c’était la manière dont le feuilleton devenait pour nous une sorte de… une sorte de relais. Et cette tendance s’est accentuée jusqu’au succès des derniers épisodes. Je me suis longuement interrogé avec mes collègues sur ce phénomène d’identification aux personnages de la Saga et j’avoue n’avoir pas trouvé de réponse satisfaisante. En tout cas, nos correspondants réagissaient de deux manières distinctes: soit ils trouvaient des réponses au fil de la Saga, soit ils trouvaient enfin les bonnes questions.

– …

– En tout cas, quelque chose avait changé, l’espace d’une saison.

– …

– … Ce que vous dites me touche beaucoup… Je ne sais pas trop quoi dire… On ne pensait pas vous donner autant de boulot.

– C’est maintenant, le boulot. Depuis la fin juin, nous avons même été obligés de recruter. Votre entreprise de sabordage a parfaitement réussi. Personne ne peut soupçonner l’impact que peuvent avoir des personnages de fiction dans l’esprit des gens. Vous qui avez tant d’imagination, vous ne pouvez même pas supposer l’attachement qu’on peut leur porter. Ils font partie de la famille, ce sont des amis indéfectibles, ils sont même parfois plus proches encore. On a de la peine pour eux, on éprouve les mêmes joies, et on justifie leurs moindres faits et gestes. On les attend, on les espère. Vous avez frappé de toutes vos forces à l’endroit le plus vulnérable au moment même où on vous faisait une confiance totale. Vous avez fait exploser l’espoir que vous aviez fait naître chez ceux qui en avaient le plus besoin.

– Vous exagérez, nous n’avons…

– La vision du monde que vous proposez est celle d’une jungle qui finira par nous engloutir tous. La vie est une maladie grave, au mieux on peut espérer ne pas trop en souffrir en attendant la délivrance. Une certitude? Oui, la tristesse universelle, c’est le matériau que les petits artisans que nous sommes devons travailler jour après jour. Organisez votre propre chaos, bonnes gens, cela vous fera gagner du temps. Il n’y a rien à faire contre le désespoir, il est endogène, immanent, il est inscrit au fond des tripes. Et s’il vous faut à tout prix une réponse au doute, le suicide est sûrement la plus raisonnable. Vous êtes toujours à l’écoute?

– …

– Le pire c’est que vous y avez mis tellement de talent qu’il est impossible de ne pas vous suivre.

– …

– Maintenant, je vais vous dire exactement ce qu’on vous reproche, et cette fois, je m’inclus dans le nombre. Depuis que vous êtes partis, nous avons retrouvé le chemin de la niche. Le spectacle suffisant de la médiocrité reprend ses droits, le grand show du cynisme roi va pouvoir recommencer. Vous nous avez laissés seuls face à cette télé de merde. Une dernière étincelle de conscience va s’éteindre sous cette mélasse d’images anxiolytiques qu’on nous prépare. Il n’était pas très fair play de nous avoir fait croire à Saga.

– …

– Si vous voulez bien raccrocher, j’ai d’autres appels.

* * *

Quelqu’un vient d’ouvrir le Jardin des Tuileries.

Un jogger s’arrête un instant pour souffler en s’accrochant aux grilles puis reprend sa foulée jusqu’au bassin central.