Je parierais que mon rendez-vous est déjà là, assis sur le même banc que la dernière fois.
Bien sûr qu’il est là, avec sa tête de conspirateur et sa dégaine d’espion. Qui porte un imperméable en plein mois de juillet? Qui agit comme s’il était lui-même l’homme à abattre? Qui est plus repérable que le nez au milieu de la figure?
– Monsieur Séguret, malgré tous les griefs que nous avons l’un contre l’autre, laissez-moi vous dire que votre affection pour ces rendez-vous de série B est grotesque. À cause de petits details comme ça vous ne serez jamais scénariste.
– Ne parlez pas dans ma direction.
– Ne soyez pas ridicule. J’ai aussi peu envie qu’on me voie en votre présence que vous en la mienne. Vous ne trouvez pas que vous en faites un peu trop?
– Je n’en fais pas une affaire d’État, et vous savez pourquoi: parce que c’est une affaire d’État. Hier, l’affaire Saga est passée en second à l’ordre du jour du Conseil des ministres.
– C’est vous qui avez fait du feuilleton un outil de pouvoir. Pour nous, ce n’était qu’un sit-com. Des histoires qui arrivent à des gens, point.
– À cause de vous, ma vie aussi est un sit-com. Un épisode de dix-huit heures par jour! Si je ne suis pas encore mort c’est qu’on m’a donné l’ordre de redresser la barre pour la rentrée.
– Vous me l’avez déjà dit la semaine dernière, mais je ne vois toujours pas comment demander à vingt millions d’individus d’oublier ce qu’ils ont vu entre 20 h 40 et 22 h 10 le 21 juin dernier.
– Nous sommes assis sur une bombe, Marco.
– «Nous sommes assis sur une bombe, Marco.» Vous êtes le plus mauvais dialoguiste que j’aie jamais rencontré. On vous apprend vraiment à parler, à l’É.N.A.? «Nous sommes assis sur une bombe, Marco.»
– C’est pourtant vrai…
– Pour moi, la bombe a déjà explosé. Plus de famille, plus de travail, plus aucun avenir, plus rien, et je ne peux même pas me plaindre à S.O.S. Amitié.
– Qu’est-ce que vous avez pensé de l’épisode d’hier?
– Vous voulez parler de cette plaisanterie écrite à la diable par votre fine équipe de tâcherons? Si vous aviez l’intention de «redresser la barre» avec ce truc-là, c’est raté. C’est un peu comme si on avait demandé à Marguerite Duras d’écrire le prochain Robocop. Ne me dites pas que vous pensiez que l’épisode 80 allait s’effacer de lui-même avec cette suite ridicule?
– Les réactions ont été catastrophiques, tant du côté du public que du Premier ministre.
– L’erreur est là, Séguret. Vous n’avez toujours pas compris que le Premier ministre fait partie du public, comme tout le monde. À lui aussi, on racontait des histoires quand il était môme. Lui aussi emmenait sa fiancée au cinéma quand il était adolescent. Lui aussi invente désormais des histoires à ses petits-enfants. Lui aussi a besoin de sa dose quotidienne de fiction. Il y a peut-être d’obscures manipulations politiques autour du feuilleton, mais dites-vous bien que votre Premier ministre se sent trahi comme s’est senti trahi le chômeur de Roubaix, la ménagère du Var et le…?
– Le pêcheur de Quimper.
– Je l’oublie toujours.
– Qu’est-ce qui n’allait pas dans cet épisode?
– Du fin fond de mon malheur, je me dis que je pourrais être à votre place, et ça va tout de suite mieux.
– Répondez, je vous en prie…
– Rien n’allait! Vos scénaristes ne nous épargnent pas un seul poncif du genre, on les sent ramer comme des galériens pour essayer de rattraper le coup. Et les dialogues? Vous voulez qu’on parle des dialogues? C’est simple, on a l’impression que c’est vous qui les avez écrits!
– Le 81 devait être un peu de pommade sur la plaie et ça a fait l’effet du vinaigre.
– Qu’est-ce que je disais…
– Il faut une vraie suite à la Saga.
– La Saga était une délicate alchimie entre Mathilde, Jérôme, Louis, et moi. Vous pourrez contacter tous les scénaristes de la terre, même de bien meilleurs que nous, ils vous concocteront peut-être des chefs-d’œuvre, mais ils n’écriront pas la Saga.
– J’ai besoin de votre aide.
– Vous plaisantez?
– Nous allons tous les deux vivre un enfer. Vous avez autant besoin de cette suite que moi.
– Trop tard.
– Si vous ne le faites pas pour vous-même, faites-le pour vingt millions de gens. Faites-le pour le pays. Pour mes enfants, pour le Premier ministre, pour les fan-clubs, pour les marchands de vanille, pour tout ce que vous voulez. Ou bien, faites-le pour la Saga.
– Jamais.
Il m’a suivi un bout de chemin et j’ai réussi à le semer en sautant dans une rame de métro à la station Palais-Royal. Je ne suis pas resté à Paris pour la Saga ni par peur de l’exil. Je suis resté uniquement pour retrouver la femme de ma vie. J’ai enfin compris à quel point j’étais coupable de ce qui nous est arrivé. Avais-je besoin de lui dire à tout bout de champ que je vivais des choses passionnantes dès que je sortais de la maison? Pourquoi ai-je parlé de Camille, de Marie ou de Mildred comme un Pygmalion se vante de ses Galatées? Comment ai-je pu oublier jusqu’à son existence pendant qu’elle était là, à portée de main, prête à me soutenir si j’en avais eu besoin. Il aurait suffi de demander. Dans les films, les mauvais garçons en cavale se font coincer parce qu’ils veulent une dernière fois voir leur fiancée avant de quitter le pays. J’ai toujours trouvé ça un peu facile et pas crédible pour un sou. Aujourd’hui, je dois des excuses à tous les rebelles romantiques. Je ne quitterai pas Paris tant que je n’aurai pas la certitude qu’elle ne m’aime plus.
– Que voulez-vous que je vous dise de plus que la dernière fois? Elle a travaillé trois semaines dans une boîte à la Défense, puis elle s’est trouvé une mission de deux mois dans une P.M.E. en banlieue sans nous donner beaucoup de détails.
Etre pris pour un con me dérange rarement, excepté quand il s’agit de retrouver celle qui me manque le plus au monde. La voilà donc, cette fameuse «chef de projets». Au téléphone, je la sentais plus revêche, mais depuis qu’elle m’a de visu, planté devant le standard, avec ma gueule de pruneau mal rasé et mes nippes froissées, elle révise son ironie à la baisse. Je sens comme une odeur de consigne formelle, dans ce hall, pour un peu je me sentirais indésirable s’il n’y avait cette curiosité tenace dont je fais l’objet depuis un fameux soir de juin. La standardiste m’a léché du regard, un instant j’ai même cru que je lui plaisais, mais elle avait ce truc dans les yeux, ce truc qui dit c’est lui, c’est lui, et qui me donne toujours l’impression qu’il s’agit d’un autre. Des collègues de Charlotte se tiennent là-haut, bien en ligne sur la passerelle en verre et acier.
– Vous ne voulez pas me donner l’adresse de cette P.M.E.?
– Charlotte est très autonome, elle peut disparaître comme ça sans prévenir.
Elle me dit ça à moi, cette folle!
– Si vous me laissez voir son bureau, je trouverai peut-être un numéro de téléphone, quelque chose.
– Qui êtes-vous pour prétendre à une chose pareille?
Cette femme m’exaspère et m’exaspère et m’exaspère.
– Madame la chef de projets, je dois vous mettre en garde. Charlotte est peut-être morte. Ou bien elle est en danger, quelque part dans une cave humide. Elle attend que ses collègues réagissent mais sa supérieure hiérarchique s’en fout. Quand on retrouvera son cadavre, il y aura une enquête, on viendra vous interroger, ce ne sera pas facile de leur expliquer ça. Vous risquez entre deux et quatre ans fermes. Vous verrez vos enfants une fois par semaine, à Fleury-Mérogis. Vous savez qu’il n’y a plus de grilles, dans les parloirs? On se parle à travers des plaques en verre, vous ne pourrez même pas les embrasser. Et votre mari? Vous croyez qu’il aura la patience d’attendre? Au début, il se mettra à boire pour noyer sa honte, mais très vite il souffrira de solitude, c’est humain. Imaginez le défilé de baby-sitters, chez vous, et toutes vos amies si bienveillantes qui vont vouloir lui prêter main forte. C’est attendrissant, un homme abandonné par sa femme avec deux enfants en bas âge.