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– Je sais que c’est votre métier mais je n’ai pas le temps d’écouter vos élucubrations. Si Charlotte donne des nouvelles, je lui dirai que vous êtes passé. Maintenant je vais vous demander de quitter les lieux et de ne plus vous manifester.

Charlotte est peut-être là, tapie quelque part, rouge de confusion. Je refuse de sortir et attrape la chef par le bras, pas méchamment, juste assez pour qu’elle dise à la standardiste:

– Mireille, appelez la sécurité.

– C’est plus grave que vous ne l’imaginez, laissez-moi entrer, je vous en prie.

– Lâchez-moi!

Une des filles a poussé un petit cri. Les deux types en combinaison bleue m’ont attrapé par les avant-bras pour me traîner dehors. J’ai failli insister mais les vigiles ne demandaient que ça. Ils doivent s’ennuyer, à la longue, dans ces buildings modernes.

* * *

Juliette est seule chez elle. Charlie a emmené les gosses chez les grands-parents jusqu’à la mi-août et elle n’ira le rejoindre que dans une semaine. Elle me propose de déjeuner mais je refuse et reste debout dans le vestibule.

– À sa confidente, on dit tout.

– Tu te trompes, Marco. Les dernières semaines où vous étiez ensemble elle ne me racontait déjà plus rien. Je ne sais même pas pourquoi elle t’a quitté.

– Elle m’a quitté?

– Ça fait combien de temps que tu ne l’as pas vue?

– Plus de six mois.

– …

– Dis-moi où elle est.

– Si je le savais, je te le dirais tout de suite, je n’aime pas voir les gens souffrir, surtout un gars comme toi. Il faut dire aussi que ta connerie de feuilleton n’a rien arrangé.

– Quoi, ma connerie de feuilleton?

– Tu ne doutes vraiment de rien, Marco. Au début, on était fiers, nous tous, tes copains…

– Pas toi. Je suis crevé.

– Tu voudrais qu’on t’aime? Tu voudrais que Charlotte aime un type qui a ces trucs-là dans la tête? C’est ça, la vision du monde que tu lui proposes?

– C’était de la fiction! Rien de plus que de la fiction. La vie n’est pas comme ça, les gens ne vivent pas comme ça, des personnages comme dans la Saga on n’en rencontre pas dans la vraie vie et j’en ai marre d’avoir à ressasser des choses aussi tristement banales! J’en ai marre! J’ai l’air de quoi, là, à dire ça dans ton vestibule!

Il y a un silence pas du tout suédois, plutôt une longue phrase muette, une sorte de non-dit qui prend le temps de s’écouter.

– Je peux dormir ici, ce soir?

– …?

– Charlie n’en saura rien.

Contre toute attente, elle éclate d’un rire plutôt sain.

– Je ne vais pas te fermer la porte au nez mais je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée.

Elle a sans doute raison. Je l’embrasse sur les deux joues, longuement.

Je me retrouve à nouveau dehors, bête traquée et livrée à elle-même dans un monde qui confond les bêtises qu’on voit à la télé et la vie réelle. Pour un peu, j’aurais envie de le réécrire sur un coin de table, ce monde.

1. LE MONDE. EXTÉRIEUR. JOUR

Le ciel est bleu, l’herbe est verte, la mer entre les deux. La terre est peuplée d’animaux et d’hommes. Les premiers passent leur temps à faire l’amour, les seconds aussi, mais parfois ils consacrent une heure ou deux à lancer le boomerang. À cause d’une querelle autour d’un vers de Rimbaud, une moitié de l’humanité part en guerre contre l’autre. Au bout d’une longue bataille où les armes les plus sophistiquées sont utilisées (sonnets, quatrains, pantoums, alexandrins, odes), les vainqueurs ont le droit d’assister aux pièces de théâtre montées par les seconds.

Fin.

Pour retrouver ma bien-aimée, il va falloir aller jusqu’au bout de l’épreuve et affronter ceux que j’ai fuis jusqu’à maintenant: ses parents. Ceux qui se sont toujours demandé ce que leur fille faisait avec un type qui gagnait sa vie en écrivant des dialogues pour des dessins animés japonais. S’ils ne veulent rien lâcher, j’irai partout où Charlotte aimait traîner, au petit bonheur, ça prendra le temps qu’il faudra mais je finirai par la mettre devant un choix: quitter ce pays de fous avec moi ou nous dire adieu pour de bon. De toute façon, il faut que je parte, un an ou deux, le temps qu’on oublie la Saga. Il faudra que je me scénarise une nouvelle vie, ailleurs. Après tout, c’est peut-être possible.

– Je ne veux pas vous déranger mais vous êtes la seule personne qui sache où est Charlotte et j’ai vraiment besoin de la voir.

– Marco?

– … Oui.

– Vous avez raison, il faut qu’on parle de tout ça, vous êtes ici dans combien de temps?

– … Vers midi?

– Nous vous attendons.

Une bonne mesure de fermeté, un zeste de sécheresse et une pointe de silence bien glacé, pas de doute, c’était la mère. Comment une fille comme Charlotte peut-elle être née de tels parents, voilà bien le seul mystère de la création qui ne cesse de me dérouter. Je prends un taxi pour arriver le plus tôt possible afin de repartir le plus tôt possible. Ils tiennent à cette entrevue autant que moi et se délectent à l’idée de m’agonir d’insultes et me pilonner de mauvaises nouvelles. Le père de Charlotte m’ouvre avec un grand sourire qui ne me dit rien qui vaille.

– Vous avez fait vite. Entrez mon petit Marco, l’apéritif est prêt.

J’attendais la volée de bois vert et voilà que madame se précipite dans mes bras. Sort de sa bouche une longue farandole de phrases toutes faites sur la joie de me revoir, mêlant interjections exaltées et embrassades intempestives. Je suis K.O. debout. Elle m’installe devant une myriade de coupelles remplies de petites choses à grignoter et lui me sert d’autorité une bonne rasade de whisky. Pour l’instant, je les laisse déballer tout ce qu’ils ont derrière la tête sans dire le moindre mot. De toute façon, il m’est impossible d’en placer une. Leur bienveillance n’est qu’une stratégie, je dois préparer ma défense. Ils ont peut-être lu quantité de ces romans policiers anglais où l’on prodigue aux invités des trésors d’attention avant de les assommer et de les enterrer dans le jardin. Le sens de cette mascarade est peut-être encore plus tragique: ils me regrettent déjà depuis que Charlotte a rencontré un type bien pire que moi.

– Mon petit Marco, vous êtes en âge de prendre des décisions d’homme. Quand vous déciderez-vous à parler mariage?

– Pardon…?

– Je suis tout prêt à écouter votre demande.

On sonne à la porte d’entrée. Coup de gong qui me sauve in extremis d’un uppercut avant la seconde reprise. Mariage? Est-ce bien le mot que j’ai entendu? Un bonhomme tout rond entre et se joint à cet apéritif invraisemblable.

– Etienne, voici notre futur gendre. Marco, je vous présente un de nos meilleurs amis, Etienne.

– Je suis un fanatique de la Saga, dit-il, je prévoyais bien des choses avant qu’elles n’arrivent. Tenez par exemple, l’explosion du gâteau d’anniversaire du caissier général de la Banque de France, j’en ai parlé à ma femme deux épisodes plus tôt.