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Mariage… Charlotte leur a parlé de mariage? Je ne peux pas y croire. On sonne à nouveau à la porte.

– Tiens, ce doit être elle, justement, dit la mère.

– Qui? je demande, en me dressant sur mes jambes.

– Ma femme, dit Etienne.

On me présente Simone qui confirme que son mari avait bel et bien prévu l’histoire du gâteau d’anniversaire. De quel gâteau parlent-ils? Tous les quatre piaillent entre eux et me laissent devant mon verre de whisky. Autre explication: ils sont en train de me faire une surprise orchestrée par Charlotte elle-même. Elle va apparaître, enfin, pour m’annoncer devant sa famille et ses proches que la quarantaine est terminée et que nous allons nous marier! On sonne encore! La voilà!

– Marco, je vous présente ma sœur et mon beau-frère, dit la mère, ils habitent à deux pas et tenaient absolument à vous rencontrer depuis le temps qu’on leur parle de vous.

La sœur de ma future belle-mère habite dans le même quartier que l’actrice qui joue Evelyne (laquelle, malgré le succès, est restée «une fille simple et souriante»). Le mari de la soeur est heureux «d’avoir un artiste dans la famille». Les Bergeron sont arrivés, des voisins ou des parents, je ne sais plus. Je réponds aux questions sans vraiment les comprendre, je confonds le gâteau d’anniversaire de la Banque de France avec l’explosion d’Evelyne mais ça ne semble pas choquer grand monde. Au milieu du brouhaha, je parviens à coincer la mère de Charlotte.

– C’est votre fille qui vous a parlé du mariage?

– Charlotte? Elle est bien trop extravagante pour ça. Vous qui avez les pieds sur terre, vous ne trouvez pas qu’il serait temps de régulariser?

– Pour ça, il faudrait qu’on en parle et je ne sais même pas où elle est.

Elle met un petit fond musical et tend les cacahouètes à M. Bergeron.

– Il faut absolument que vous me disiez où est votre fille!

– Aucune idée, ça fait bien trois mois qu’on ne l’a pas vue.

Elle s’occupe de dix choses à la fois, s’adresse à tout le monde et me propose de porter un toast dans la foulée.

– Vous êtes en train de me dire qu’elle vous laisse sans nouvelles depuis trois mois?

– Mon mari l’a eue au téléphone la semaine dernière. Vous la connaissez! Même gosse elle était complètement imprévisible!

Elle court vers la cuisine pour chercher un plateau de petits fours chauds. Je slalome entre les individus pour rejoindre le père et le coupe en pleine conversation. Si j’étais lui, je ne me fierais pas à mon apparente docilité.

– Comment va-t-elle? Qu’est-ce qu’elle vous a dit? Elle avait des problèmes? Elle appelait de loin? Répondez, bordel!

En s’empiffrant de pistaches, il cherche dans ses souvenirs, un peu surpris.

– Tout avait l’air d’aller. Il me semble qu’elle était en province. Ou à l’étranger. Avec le boulot qu’elle a, on ne sait jamais vraiment. On est habitués. Dites donc, Marco, cette Saga, ça reprend quand?

Invisible, immatériel, je traverse tout ce tintouin comme un fantôme dépouillé de son suaire. Je devrais faire le siège jusqu’au prochain coup de fil de leur chère petite. Je n’en ai pas la force et me retrouve dehors, sans la moindre piste. Face à l’homme de la rue, ma faculté d’anticiper sur les situations ne me sert plus à rien. Les amateurs n’en font qu’à leur tête, ils improvisent et plus rien ne correspond à l’histoire qu’on avait imaginée. Il faudrait pouvoir écrire sa vie, scène après scène, et s’en tenir au script.

* * *

J’hésite entre une bouche de métro et un café sans âme. Mes pas me dirigent dans une ruelle insignifiante et je ne cherche pas à les contredire. Que ferait un type dans ma situation dans un film américain? Depuis belle lurette, il aurait fait appel à un détective privé.

L’idée n’est pas aussi saugrenue qu’elle en a l’air. Il me faut un gars comme ça. Un œil. Il se foutrait bien de savoir qui je suis du moment que j’allonge le pognon. Il saurait cuisiner la chef de projets sans même qu’elle s’en aperçoive. Au bout de la ruelle, un type en complet gris-bleu me tend la main. Sa tête ne me dit rien.

– … On se connaît?

On ne laisse pas pendre une main que l’on vous tend. J’ai été élevé comme ça. Deux autres gars dans son genre viennent m’encadrer, en silence.

Tout se passe très vite, le mouvement est répété comme un pas de deux: la portière ouverte de la voiture, les pressions dans les côtes, Marco qu’on flanque sur la banquette arrière et démarrage. Le tout sans que personne ne prononce un mot, pas même moi. Ça ressemble aux quelques secondes qui suivent un accident de voiture, on sent confusément qu’il vient de se passer quelque chose de violent et on attend que la conscience nous revienne. La ruelle est déjà loin derrière, le chauffeur tourne le coin de la rue. Un de ses acolytes est sur le siège passager et l’autre près de moi. Tous le trois portent exactement le même costume gris-bleu, tous les trois ont la mâchoire carrée et les yeux froids comme des merdes de poisson. La trouille au ventre, je bafouille le plus attendu des dialogues et leur parfait silence me confirme à quel point ils le connaissent déjà par cœur. La voiture se retrouve vite sous un tunnel. Je crispe les yeux très fort pour entendre ma propre voix résonner dans mon crâne: Non, Marco, nous ne sommes plus dans la vraie vie, le réel n’a plus rien à voir avec ce que tu as connu avant de mettre en marche la Saga. Mais quoi qu’il arrive, n’oublie jamais que c’est toi le héros, le gentil. Sinon ils vont tous finir par te rendre dingue.

– Où est-ce que vous m’emmenez?

Silence.

– Quelle que soit la question, vous ne répondrez pas?

Sans se retourner, le passager dit:

– Le scénariste c’est vous, non?

Je ne sais pas quel test il veut me faire passer mais, aussi étrange que cela puisse paraître, ce type a raison. Le scénariste, c’est moi.

– Si j’essaie d’analyser la scène, je dirais que nous sommes dans une superproduction, vu les costumes taillés sur mesure et la bagnole de luxe. Le casting est impeccable et votre jeu d’une rare sobriété. Tout de l’intérieur, l’école Strasberg. Côté dialogue, le ton général de la scène est trop mat. Si je peux me permettre un conseiclass="underline" il est toujours risqué de faire durer un climat anxiogène, vous risquez de perdre le spectateur, il n’aime pas ça contrairement à ce qu’on croit. Au cinéma, on s’ennuie dès qu’on identifie un procédé. Dans une séquence de quinze secondes on peut se mettre à bâiller dès les cinq premières. D’autres que moi auraient zappé depuis longtemps.

Il fallait le tenter. Je n’ai pas reçu de baffe.

– Pourtant vous ne savez toujours pas dans quel clan on est, dit l’un d’eux.

– Vous dites «clan» comme s’il n’y en avait que deux: les flics et les voyous. Si nous sommes vraiment dans un film de genre, je dirais que vous n’êtes ni gentils flics, ni méchants voyous, ni gentils voyous, ni méchants flics. Vous êtes bien au-dessus de tout ça. D’un point de vue technique, si je devais vous nommer dans un scénario, j’écrirais sbire 1, sbire 2, sbire 3, sans distinction morale ou physique.

Les charrier pour qu’ils réagissent. Risqué. Pile ou face.

– … Continuez.

– Essayons de lister les hypothèses. Vous êtes tous les trois ambigus à souhait, il est impossible de savoir si vous allez: a. m’égorger en rase campagne; b. me faire prendre un jet pour me sauver la vie; c. me foutre une trouille noire pour m’obliger à faire ce que je ne veux pas faire.

Ils ne réagissent pas mais je crois que nous nous acheminons vers le c. Ce matin j’ai juré à Séguret que je ne retoucherai pas à la Saga. L’information s’est répercutée de plus en plus haut, ce qui me vaut l’honneur d’être pris en otage par ces trois clones tout droit sortis de Matignon ou d’un mauvais film de barbouzes.