– Vous ne trouvez pas que toute cette histoire prend des proportions invraisemblables? On déverse des torrents d’images tous les jours à la télé, on voit des enfants mourir en direct, on assiste à des guerres comme si on était dans un jeu vidéo. On vous montre des pourris et des tueurs qui sortent innocents à l’issue des procès. On vous gave de jeux débiles présentés par des ignares milliardaires, on vous impose des tonnes de fictions qui vous ramollissent le cortex, tout le paysage audiovisuel est aux mains des cyniques qui nous écrasent de leur puissance et de leur médiocrité, ET C’EST CETTE PUTAIN DE SAGA QUI A DU MAL À PASSER? MAIS POURQUOI VOUS ACHARNEZ-VOUS SUR CE FEUILLETON DE MERDE? SUR MOI, PETIT SCÉNARISTE QUI A JUSTE ESSAYÉ DE BIEN FAIRE SON BOULOT?
Ils laissent passer quelques secondes de stupéfaction avant de me demander de me calmer. J’aurais pu cracher tout ça au type de S.O.S. Amitié, ou même à Séguret, ou à ma chère belle-famille. Mais non, il fallait que ça tombe sur les pires. Ils échangent des regards amusés. J’ai tout à coup l’impression de ne plus exister.
sbire 1: Dites donc, les gars, ça ne vous rappelle pas la tirade anti-télé? C’était qui, déjà?
sbire 2: Walter Callahan, au tout début. On voyait juste sa tête qui changeait d’expression devant l’écran. Rien qu’avec une toute petite lueur dans l’œil on savait ce qu’il regardait. C’était un bon acteur.
sbire 3: C’est dans cet épisode-là que son cousin Quincy est de passage à Paris.
sbire 2: Le cousin Quincy! Celui qui dit toujours…
sbires 1, 2, 3 (en chœur): Here we go down and dirty!
sbire 3: Vous vous souvenez de Clarisse, la copine de Camille?
sbire 1: Le bizutage présocratique?
sbire 3: J’avais un faible pour elle, elle disparaît dès l’épisode suivant, je ne sais plus comment.
La voiture roule toujours dans Paris sans itinéraire précis.
sbire 2: Elle meurt à cause de l’enquête du journaliste qui est en fait le fils de la victime et qui demande au tueur lui-même de l’aider. Et ce crétin tombe dans le piège.
sbire 1: Pendant cette période-là, je croyais que c’était Fred, le tueur.
À la réflexion, si. Il y a un itinéraire précis. La voiture s’achemine vers un quartier que je connais bien. Le mien.
sbire 2: Moi, j’étais sûr que c’était Jonas, à cause de sa théorie sur «l’assassinat paradoxal».
sbire 3: Moi je croyais que c’était cette femme de 60 ans dont j’oublie toujours le nom…
– Vous n’allez pas me lâcher en plein jour en bas de chez moi, les gars? Dites-moi que vous ne ferez pas une chose pareille!
sbïre 2: Tu veux parler de celle qui vit encore dans les années cinquante?
sbire 1: Yvette! Quand elle enlève sa chaussure pour remettre droit la couture de son bas… yaaaaa! ça m’a rappelé ma mère. Vous savez que c’est Yvette qui prononce le mot «Saga» la seule et unique fois de tout le feuilleton?
La voiture s’engage dans la rue Poissonnière. Au loin, je vois un camion de la voirie ramasser une pile de téléviseurs.
sbire 3: Non, il y en a une autre.
sbire 3:… Quoi?
Des types bizarres font des graffitis à la bombe sur les murs alentour.
sbire 3: Quand Camille rencontre un touriste qui lui dit: Ma vie est une Saga, laissez-moi vous la raconter. C’est un copain suédois qui me l’a traduit.
Une poignée d’individus attend, juste en bas, au 188. La voiture freine. Je m’accroche au siège et aux poignées. Le sbire 2 fait le tour pour ouvrir ma portière. Le groupe de badauds regarde vers la voiture en pensant qu’un V.I.P. va en sortir.
– Vous n’allez pas me faire descendre ici?
Ils s’y mettent à deux pour m’arracher de là et me jeter sur le trottoir.
sbire 1: Vous allez vous remettre au travail tout de suite.
sbsre 2: D’ici septembre, il faut que tout rentre dans l’ordre.
sbire 3: Sinon, la prochaine fois, nous opterons pour l’hypothèse a.
Ils claquent les portières et la voiture disparaît au loin. Vous n’allez pas me faire descendre ici? Je vais bel et bien me faire descendre si je reste planté là une seconde de plus. Je prends un air dégagé et fais volte-face en direction de la rue de la Lune. Ça ne rate pas: trois types qui réclamaient ma mort à l’encre rouge sur la façade de l’immeuble s’élancent vers moi. Dans la foulée, deux ou trois locataires, le syndic et quelques autres leur emboîtent le pas. Des désorganisés, des non-identifiés suivent le mouvement, je me mets à courir. Courir, courir à m’en faire éclater le cœur. Je t’aimais, Charlotte! J’ai risqué ma vie pour toi mais je crois que mon instinct de survie va reprendre le dessus et cette course folle ne s’arrêtera qu’à l’autre bout du monde. Tu y es peut-être déjà, j’arrive! J’arrive!
Coincé, rue Thorel. L’essaim m’entoure, je reste immobile dans un cercle de feu, il y a des scorpions qui se feraient sauter le caisson pour moins que ça. Avant même que je puisse dire un mot, je reçois quelques rafales de peinture qui me barrent le corps. Bousculade, cris, houle de haine qui monte, ils m’empoignent, c’est la curée, ils veulent tous leur part, une ruade me précipite au sol, des semelles me piétinent, et j’essaie de penser très fort que tout ça, c’est de la fiction.
Une simple comédie qui rend la croyance toujours plus forte que le savoir.
Mais ça n’empêche pas la douleur. La mêlée s’écrase sur moi, mes os vont craquer sous le poids, l’un d’eux va me porter le coup de grâce, en douce, personne ne saura qui.
J’attends.
J’espère.
J’attends, les yeux clos.
Mais le calvaire s’arrête net.
Le poids s’envole…
J’ouvre les yeux.
Un ouragan de bras et de poings vient coller des baffes à ma petite bande de tortionnaires. Je ne comprends plus rien, ça se bouscule et se castagne au-dessus de ma tête, d’autres bras me soulèvent du sol et je m’envole dans la rue de la Lune.
Christique! Je suis devenu une entité christique!
Tout cela devient réjouissant au possible. Ça y est, ils m’ont rendu fou! Je vole!
Et trois secondes plus tard on m’enfourne à l’arrière d’une camionnette.
– On rentre à la base.
– C’était moins une…
– Démarre bordel!
– On s’occupe de tout, monsieur Marco, ne vous inquiétez plus.
Le genre de phrase qui provoque instantanément l’effet inverse. Une demi-douzaine d’individus agglutinés dans la carlingue me regardent avec des sourires ébahis. Ils ont en moyenne mon âge. Les garçons semblent rompus à toutes les techniques de guérillas et les deux filles se meuvent comme des combattants d’élite.
Ce matin, sur les coups de sept heures, j’étais dans le drame psychologique. Un peu plus tard, j’ai fait dans la comédie de mœurs. En début d’après-midi, je me suis retrouvé sans le vouloir dans une série B d’espionnage. Mais là, je ne vois vraiment pas ce que je fous dans un film de guerre.
– C’est quoi cette base?
– A trois pas d’ici. Mais ça ne se raconte pas, ça se visite.
– Vous passiez là par hasard?
– On a toujours un type de garde, au cas où vous feriez une apparition, mais vous êtes difficile à choper. Il nous a prévenus, on a pu intervenir d’urgence.
– On peut savoir qui vous êtes?
– La délégation des 61 présidents des fan-clubs de la Saga dispersés en France.
Je soupire un grand coup. Ils prennent ça pour un soulagement quand ce n’est que de la résignation. La journée va être longue.