La camionnette s’engouffre dans une cour pavée. Au bas d’un bel immeuble vétusté, je vois l’affiche À vendre. Le propriétaire est un des leurs et l’a proposé comme point de ralliement pendant quelques mois avant de s’en séparer. Un comité d’accueil me fait la fête dès que je franchis le seuil. Quand ils ont su que je venais, ils ont préparé un petit buffet et une banderole de bienvenue. Ils attendent ça depuis deux semaines. Je ne sais pas si je dois relâcher la pression. Après une coupe de champagne, on me montre le dortoir, la salle de réunion, et ce qu’ils appellent le «Musée», un genre de loft qu’on visite comme un vrai musée, avec toutes sortes de choses posées sur des socles. Le chef me fait la visite.
Un pistolet sous une cloche en verre.
– C’est le 9 mm de Camille, on l’a racheté à l’accessoiriste de la première équipe. Ils ont remplacé le flingue depuis, mais c’est celui-là qu’elle tient dans l’épisode 2.
Sur un long présentoir, une série d’une dizaine de pages de scénario.
– Ça, c’est un des nôtres qui les a récupérées dans les bureaux de la production avant que ça parte à la poubelle. C’est le brouillon de la scène 18 du n°62 quand Mordécaï achète 2000 dollars de shamallows à Marie. Au bas d’une page, Louis Stanick a rajoute, à la main: Insérer une phrase nue, ici.
Un petit récipient en plastique transparent qui contient un liquide blanchâtre.
– L’échantillon de lipose que montre Fred au ministre de la Santé. L’accessoiriste a obtenu le mélange avec du blanc d’oeuf et du saindoux emprunté à la cantinière.
Une bouteille de vodka vide.
– Je pense que vous savez où on l’a trouvée, dans la poubelle du 46, avenue de Tourville. Vodka au poivre Pieprzowka, on dit que c’est Jérôme Durietz et vous qui en buviez mais que Mathilde Pellerin ne prenait jamais d’alcool et Louis Stanick préférait la bière.
Des images de la Saga défilent sur un écran.
– Une pièce rare: l’enregistrement du n° 8 avec l’erreur de prénom sur Éric que tout le monde appelle Jean-Jean. Ils ont rectifié pour les rediffusions et les cassettes.
Je suis coincé, obligé d’aller jusqu’au bout de cette visite absurde. Il ne m’épargne rien, pas la plus petite rognure d’ongle, pas la moindre anecdote sans intérêt, et plus on avance plus je me dis que je suis tombé dans un nid de déments, des fous, des fous dangereux, une secte de monomaniaques qui vont m’empailler comme leur plus beau trophée. Je sens mes yeux se gonfler lentement. J’ai besoin d’implorer son pardon à Dieu.
– Vous le reconnaissez? C’est l’exemplaire du Procès de Kafka que Menendez garde toujours à portée de la main.
Dieu?
Oui, c’est ça…
Bien sûr que c’est ça!
C’est lui qui est derrière tout ce merdier!
– Pour remettre la main sur le flacon de parfum à la vanille de Walter, j’ai pratiquement payé de ma personne. Et en plus, ça ne sent rien.
Dieu m’en veut d’avoir joué avec les destins, de L’avoir utilisé comme personnage et de L’avoir fait parler, Lui dont les desseins sont impénétrables! Nous nous sommes pris pour lui, nous avons crée un Veau d’or, nous avons même bafoué un par un tous ses commandements!
– Un adhérent de Paris qui est sculpteur a reconstitué le «paysage tactile» dont parle Bonnemay dans le n°67 ou 68, il a utilisé quatre pierres différentes et…
Pardonne-moi, Seigneur.
Je me repens. Sincèrement. Mais si Tu lis clair en moi, il serait stupide de chercher à Te mentir.
Si Tu savais ô Toi, combien j’ai aimé faire ton boulot…
Tu fais un job formidable et nous sommes peu ici-bas à le savoir! Que c’était bon de brasser de la péripétie en pagaille! Quelle joie de voir tout ce petit monde bouger, aimer, souffrir! Que c’est bon de les soumettre à des épreuves et les récompenser quand ils le méritent! Alors pourquoi T’acharner sur moi? Moi, qui connais les ficelles du métier, moi qui prédis toujours quatre séquences à l’avance ce qui va suivre?
– Vous vous souvenez de la robe photochromique que Fred invente pour Marie? On a récupéré le prototype, mais sans le trucage ça ne marche pas, on a essayé.
Entre collègues, nous aurions pu éviter de nous faire des crocs-en-jambe. Un pauvre type qui recherche la femme de sa vie comme un damné, ça ne Te suffisait pas?
Non?
Il fallait que Tu me prouves quelque chose.
– Il vous plaît, notre musée?
Il fallait que Tu me prouves que Tu es bien meilleur que moi.
– … Il ne vous plaît pas?
– Si si… Ne m’en veuillez pas si je suis un peu absent… C’est tellement émouvant…
Il doit bien y avoir un moyen de les endormir un peu, tous ces tarés, c’est le moment de trouver un rebondissement pas trop mauvais.
– Je pourrais faire une donation au musée, avec quelques pièces extrêmement rares. Tout est stocké, je vous ramène ça d’ici ce soir.
– Quel genre?
– J’ai gardé des carnets de notes, des cadavres exquis complets, on y jouait quand nous n’avions pas envie de travailler. C’est comme ça qu’est né le personnage du guérisseur. J’ai hérité aussi de la Boîte à Décisions et des…
– La Boîte à Décisions?
– Nous avions mis au point un système dès le début de notre collaboration, une boîte à chaussures qui nous servait à faire des choix. Il doit rester plein de bouts de papiers dedans, si ça vous tente. Tout est dans un débarras, avenue de Tourville.
– On a fouillé partout.
Leurs intentions sont sûrement pacifiques. Ils me vénèrent. Ils m’idolâtrent. À tel point que ça va énerver un peu plus le Très-Haut.
Je Te jure que je regrette! Sors-moi d’ici, j’ai compris la leçon.
– Peut-être dans mon fourbi?
– Plus tard. Pour l’instant nous avons prévu autre chose de bien plus important.
Intentions pacifiques, mon cul. Qu’est-ce qu’ils ont encore inventé, bordel de bordel! Qu’est-ce que Tu es allé m’inventer, Toi?
– Attention aux marches, une sur deux est foutue.
Je sais que j’ai commis une faute grave, et cette faute, les Grecs anciens lui donnaient un nom.
Hubris…
La rencontre de la démesure et de l’insolence. Concurrencer Dieu en se donnant le droit de lier et délier les destins. Voilà ce que nous avons fait, et nous l’avons fait en toute impunité, en dehors de tous les codes, dans le plus grand souffle de liberté jamais offert à des scribouillards.
Les quatre ou cinq tordus qui m’escortent dans ce couloir en ruines ont tous cessé de parler devant une porte à double battant. Je pourrais hurler à la mort, personne ne m’entendrait. Je pourrais jouer les indignés, ils s’en foutraient bien. Ils m’ont sauvé pour mieux me faire payer.
Les portes s’ouvrent.
Un salon énorme, nu, avec une trentaine de silhouettes sur des chaises disposées en carré devant ce qui pourrait ressembler à un décor de cour d’assises.
Un procès…
Le mien.
On me fait asseoir dans un semblant de box, on fait entrer d’autres silhouettes qui prennent place avec un sens de la gravité digne de la plus haute magistrature.
Au milieu de ce cauchemar absurde je réalise à quel point les pauvres égarés que nous sommes ont besoin de croire aux histoires. Il ne se passait pas un jour sans que l’un de nous quatre n’évoque la ménagère du Var et le chômeur de Roubaix. Mais parmi ces vingt millions de regards avides et anonymes, il y avait aussi la vieille fille d’Avignon, l’ermite du Vaucluse, le dépressif vendéen et les orphelins de partout. Il y avait tous les brisés, les esseulés, les instables, les anxieux et les laissés-pour-compte. Ceux qui n’ont ni famille ni ami mais qui s’en trouvent au hasard d’un zapping. Il y a ceux dont le désir de croire est si fort que tout souci de vraisemblance est un obstacle. Quand le réel vous largue en cours de route comment garder la distance avec la fiction?