Le travail d’identification, ils s’en chargeaient bien tout seuls. Il nous suffisait d’entrouvrir la petite porte pour qu’ils s’y engouffrent et tombent dans un monde à conquérir. Leur chemin était parcouru d’embûches et de chausse-trappes, il leur fallait déchiffrer des signes et éclairer des zones d’ombres. Ce travail-là les rendait plus fiers et plus agiles. C’est seulement à la fin de l’épisode que leur Saga commençait vraiment, et peu importe si l’épisode suivant répondait ou non à leurs questions: ils s’étaient aventurés là où on ne les invite jamais.
Et c’est tout ça que nous avons tué avec l’épisode 80.
Ceux qui me jugent aujourd’hui étaient sans doute les croyants les plus fervents mais aussi les plus fragiles. Ils demandaient bien plus que ce que nous pouvions donner.
Le soir commence à tomber. Au dernier étage de l’immeuble, ma cellule est un petit deux-pièces aux fenêtres murées. Le procès a duré quatre bonnes heures. Mon avocat n’a pas démerité, quelques-uns de ses effets de manche ont parfois mouché le procureur. Mais à l’impossible nul n’est tenu, les chefs d’inculpation étaient bien trop nombreux. Mathilde, Jérôme et Louis étaient déjà condamnés par contumace, il ne restait plus qu’à décider de mon sort. Ce que j’avais à dire pour ma défense? Un tissu de mensonges auxquels ils n’ont pas cru. Je leur ai annoncé que la Saga allait renaître de ses cendres. J’ai même donné des exemples et me suis livré à un exercice périlleux, une sorte de fuite en avant du feuilleton, toute pleine de promesses et de rebondissements. De la Saga en roue libre. J’ai chanté une romance en trouvant les rimes d’instinct. En gros, j’ai donné de l’espoir. C’est sans doute ce qui a provoqué la sentence.
– Vous connaissez sûrement les contes des Mille et Une nuits.
– …?
– Le nom de Schéhérazade devrait vous dire quelque chose.
– La princesse condamnée à mort? Elle racontait une histoire pour captiver le Sultan qui lui laissait la vie sauve tant qu’elle saurait trouver la suite.
– Vous aurez la journée entière pour inventer la suite de Saga, et nous l’écouterons le soir, tous, ici. Chaque soir, nous déciderons de votre survie.
– Mille et une nuits? Vous plaisantez?
– Deux ans et neuf mois.
– Mais comment voulez-vous que je trouve du matériel pendant deux ans et neuf mois? Et sans mes collègues vous n’aurez qu’un quart de Saga!
– Premier épisode, demain soir.
– Mais…!
– Si j’étais vous, je ne perdrais pas de temps et je commencerais à mitonner quelques situations. Pensez surtout à Camille. Faites-la revenir.
– Elle est morte!
– Débrouillez-vous.
Pour l’instant, je n’ai qu’un bloc-notes et un crayon, mais ils m’ont promis que bientôt j’aurai un ordinateur et tout ce qui va avec. Je serai traité comme un prince des Mille et Une nuits.
– Réveillez-vous, Marco. C’est moi, votre avocat.
Mon quoi? La chambre avec ses fissures au mur… le bloc-notes à portée de main… Et mon avocat. Oui, c’est bien lui. Je pensais que ce cauchemar allait s’évaporer dans les premières lueur de l’aube.
– C’est l’heure de l’épisode? Je n’ai encore rien trouvé, je suis sec, il me faut plus de temps… Allez leur dire, par pitié.
– Je suis venu vous sortir de là.
– …
– Levez-vous, j’ai un moyen infaillible de vous faire quitter ce repaire de dingues.
C’est Toi, Dieu, qui me l’envoies? Tu as entendu mes prières?
– Je ne sais pas qui vous êtes mais votre intrusion ne me paraît pas très plausible. A moins que vous ne me demandiez quelque chose d’exorbitant en échange.
– Absolument rien.
– À d’autres. Des types comme vous, on n’en rencontre pas dans la vraie vie.
– Dans la vraie vie, je suis professeur d’histoire à Choisy-le-Roi. Il y avait bien un avocat parmi vos fans mais il refusait obstinément de vous défendre. J’y ai mis toute ma bonne foi mais la cause était perdue d’avance.
– Professeur d’histoire et président d’un fan-club de Saga, vous vous fichez de moi?
– À vrai dire, ma véritable passion est l’œuvre de Ponson du Terrail.
– …
– … Ponson du Terrail? Ça ne vous dit vraiment rien?
– J’ai très peu lu, vous savez. Si j’avais passé moins de temps à regarder toutes ces conneries à la télé, je n’en serais pas là aujourd’hui.
– Le vicomte Pierre Alexis Ponson du Terrail est un de vos illustres prédécesseurs. Romancier fécond mais surtout feuilletoniste extravagant. Des milliers de pages où il fait preuve d’une imagination féroce pour précipiter ses personnages dans les situations les plus inextricables. Si son œuvre n’évoque plus grand-chose aujourd’hui, son héros est passé dans le langage courant pour qualifier l’inqualifiable.
– Rocambolesque!
– Rocambole, parfaitement. Il court sur une bonne trentaine de romans, Les drames de Paris.
– Jamais lu.
– Inégalé! Un mélange de sibyllin et de pittoresque à vous couper le souffle. Quand je lis la dernière ligne de la toute dernière aventure de Rocambole, j’ai totalement oublié la première. Je pourrais passer une vie entière à les monter en boucle. Mais la rigueur n’était pas la première qualité de ce cher Ponson, il se souciait assez peu de vraisemblance et de psychologie. À cause d’une fâcherie avec le directeur de son journal, Ponson écrit un dernier épisode de son feuilleton sous le coup de la colère: il enferme son héros dans une cage en métal et le jette à la baille par deux cents mètres de fond. Fou de rage, le directeur fait appel à d’autres auteurs pour le remplacer mais tous déclarent forfait.
Je ne m’en serais pas mieux tiré. Rien qu’à l’injonction de ressusciter Camille, je me suis fait des nœuds dans les synapses.
– Heureusement, le grand homme consent à reprendre le feuilleton sous les supplications du patron. Vous allez me demander comment il s’est tiré d’affaire, non?
Pas besoin, il sait combien ce genre d’anecdote est vitale pour un gars comme moi.
– Le plus simplement du monde, Ponson a commencé l’épisode suivant par: Se sortant de ce mauvais pas, Rocambole remonte à la surface.
– Il a osé?
– Et comment.
Perfection! Quelle liberté! Quelle leçon pour nous autres! Je pensais que notre feuilleton était un point de non-retour, un total borderline comme disait Jérôme. Si nos illustres prédécesseurs tous l’ont laissé croire, c’était sans doute pour mieux veiller sur nous. Homère, Schéhérazade, Ponson du Terrail et tous les autres ont fait le voyage bien avant nous. Et ils sont allés bien plus loin encore.
– Vous et vos trois acolytes étiez un peu nos Ponson du Terrail modernes. Délire échevelé, fuite en avant jubilatoire, votre Saga m’a follement amusé.
– Nous étions très loin de ce niveau-là.
– En tout cas, en mémoire de ce cher homme, je me dois d’intervenir. Ce qu’il a fait pour Rocambole, je vais le faire pour vous. Ou peut-être pour la Saga.
Deux minutes plus tard, je cours comme un dératé jusqu’à la Bastille. Libre, en sueur, incapable de savoir dans ce qui m’arrive quelle est la part de Dieu, du diable, du hasard, du rêve, du réel, de la folie des humains ou de la mienne. À bout de souffle, je m’adosse à une fontaine Wallace et me passe un peu d’eau sur le visage. J’ai besoin d’un endroit calme où me reposer juste un moment. Juste un moment. Devant un verre de vodka. Une bouteille entière de vodka. J’ai envie d’être ivre, de parler à des gens sensés. Ne pas parler du tout. Qui sait où je dormirai ce soir?