En remontant la rue de la Roquette, l’enseigne vacillante d’un bar m’attire l’œil.
L’ENDROIT.
Il n’est qu’une heure du matin.
– Vous ne fermez pas tout de suite?
– Dans trois quarts d’heure.
– Vous avez de la vodka au poivre?
– Non.
– Donnez-moi n’importe laquelle, double.
Le lieu est incroyablement désert. Feutré, confortable, mais désert. Agrippé au comptoir, perché sur un tabouret, j’avale mon verre d’un trait et en commande un autre. Le barman pose devant moi une coupelle de cacahouètes et met un disque de jazz.
Mon rythme cardiaque redevient normal. Je pousse un long soupir de bien-être en fermant un instant les yeux.
Paix.
Je m’imagine passer le reste de ma vie dans ce bar à boire de la vodka et écouter du saxo, seul, hormis la silhouette fantomatique du barman qui disparaît dans une arrière-salle. Voilà peut-être le secret du bonheur, ne plus penser qu’à l’instant présent, comme s’il s’agissait d’un extrait de film dont on ne connaît ni le début ni la fin.
Une femme entre et s’assoit sur un tabouret, à quelques mètres de moi. Elle est vêtue d’un Jean trop grand de deux tailles et d’un vieux tee-shirt à manches longues avec le mot amnésie écrit dessus. Elle commande un bourbon Wild Turkey sans glace et un verre d’eau.
Je la connais.
Je connais cette fille, bordel.
Trop beau pour durer. Rien qu’un sursis. J’étais bien, dans ce bar, il y a une minute à peine.
Elle a un pouvoir de fascination qui, faute de client, ne s’exerce que sur moi. Elle est venue parce que j’y suis. La paranoïa pèse le réel avec une balance plus subtile. Oui, elle est là pour moi. Je ne vois que sa nuque de trois quarts. Elle refuse de me faire face.
Cet accoutrement d’américain négligé, les traces qu’elle a dans le cou, ces œillades furtives mais d’une incroyable intensité…
– Mildred?
J’aurais tellement préféré qu’elle ne réagisse pas. Très lentement, son tabouret pivote dans ma direction et son visage avance dans le halo d’un spot.
– …Oui?
J’éclate de rire.
Je m’approche d’elle et pose la main sur son avant-bras pour m’assurer qu’elle est faite de chair et de sang. Le barman, inquiet, lui demande au loin si je l’importune. Elle secoue la tête pour dire non.
Un visage incroyable. Des traits mal dessinés qui inspirent un respect immédiat. Quelque chose d’antique et de sacré dans ces lignes ingrates. Où sont-ils allés chercher cette fille?
Je n’ai guère la mémoire des noms, encore moins de ceux des acteurs.
– Je vous ai vue une fois à un cocktail organisé par la production, nous ne nous sommes pas parlé. Vous aviez dit des choses assez sympathiques sur les scénaristes, je me souviens, c’était vers février. Votre nom commence par un D, ou peut-être un T… Votre prénom c’est… Sophie?
Elle me scrute avec un mélange de curiosité et de dureté.
– J’aurais préféré rencontrer Mathilde Pellerin.
Elle commande un autre bourbon. Elle en buvait dans l’épisode où elle prend une cuite avec son père.
– Désolé, elle a quitté les lieux du crime avec les autres. C’est elle qui a créé, animé et affiné le personnage de Mildred. Le couple avec la Créature, c’est elle aussi.
– Ne l’appelez pas comme ça.
– Qui?
– L’homme que j’aime.
Il faudrait que je me souvienne de ce que j’ai lu sur elle dans les journaux. Sophie… quelque chose. Je crois qu’elle est du Sud, Nice ou Cannes, avant la Saga elle présentait une petite émission de télé locale. Je confonds peut-être avec une autre. Haut et fort, je lui demande qui lui a dit que j’étais dans ce bar? Elle prend une gorgée de bourbon sans cesser de me toiser de pied en cap avec une petite pointe de dédain qui m’énerve.
– Vous allez me dire que vous êtes là par hasard? Regardez-moi en face quand je vous parle.
– Vous n’êtes pas sans savoir que ça ne va plus très fort entre celui que vous appelez la «Créature» et moi. Il a bien fallu que je me mette à fréquenter les bars. Après tout, c’est Dad qui a raison. Je ne connais rien de meilleur que l’alcool pour relativiser un peu ce bas monde. Au moment où ça allait le plus mal, j’ai sincèrement songé à une carrière d’alcoolique. Parce que c’est une carrière, comme un brillant parcours professionnel. Certains réussissent, d’autres non.
– N’essayez pas de m’avoir sur ce terrain-là, je sais très bien que les acteurs ont hurlé avec les loups à la diffusion du n° 80: détournement de leur image, abus de confiance, etc. Votre gigantesque ego de comédienne a dû en prendre un coup, mais c’était le cadet de nos soucis.
– Ma plus grande chance dans l’existence est d’avoir rencontré l’homme que j’aime. La seconde, c’est mon intelligence. Sans mon Q.I. invraisemblable, j’étais bonne pour l’hôpital psy. On se demande toujours si la supra-conscience vous rend un peu plus ou un peu moins malheureux. Avant cet épisode n° 80, je n’aurais pas su répondre. Mais maintenant je sais que plus on est intelligent, moins on souffre. Le sourire du ravi et le bonheur du simple ne sont que chimères. Je m’en suis mieux tirée que les autres, mais l’homme de ma vie, lui, n’a pas la ressource d’essayer de comprendre. Vous avez bien vu sa façon de réagir au monde, aux autres…
– C’est Séguret qui vous a demandé de me relancer jusqu’ici?
– … Ma seule force sur lui consiste à savoir dégager du sens. Et par là même à contempler ma propre douleur. Mais lui ne peut que souffrir, comme un animal, parce qu’il n’est rien de plus qu’un animal. Et moi je souffre autant que lui de le voir se noyer.
– Vous êtes plutôt bonne comédienne. Vous allez retrouver du boulot très vite.
– Vous croyez que c’est simple, pour moi? Un père alcoolique, heureux de son sort, mais alcoolique quand même. Une mère disparue, réapparue et disparue à nouveau. Un frère flic reconverti en larbin. Et un amoureux qui vit comme une bête sauvage? Ils sont beaux, les Callahan… Sans parler de l’entourage.
– Que voulez-vous de moi?
Elle termine son bourbon et le barman la ressert d’office. Elle lui fait un signe de tête pour le remercier, comme une vieille habituée.
– Vous vous goinfrez de mots, de dialogues bavards, mais vous n’essayez surtout pas de comprendre. Vous avez décrété l’enfer dans notre couple et nous le vivons, un peu plus tous les jours, à un point où votre fertile imagination ne pourrait vous conduire. J’ai enduré les pires douleurs physiques, mais ce n’est rien en comparaison de ce qu’il vit, lui, au quotidien.
Elle dépose un billet de cent francs sur le bord du comptoir et descend de son tabouret.
– Faites quelque chose pour l’homme que j’aime.
Il ne faut pas la laisser partir sans mettre fin à cette mascarade.
Je l’empoigne par le bras. Le barman s’approche, inquiet.
– Avant de partir, vous allez me montrer vos cicatrices.
Elle reprend son bras avec violence et me défie du regard:
– C’est dans votre intérêt autant que dans le nôtre.
Dans le seul épisode où on les voit, le maquilleur a mis deux bonnes heures à les faire, ces cicatrices. À moins qu’il ne soit dans le coup, lui aussi!