Выбрать главу

– Je pensais que tu étais basé à Los Angeles.

Il m’explique qu’à New York il se passe autant de choses que là-bas. Son contrat l’oblige à faire l’aller-retour deux fois par mois.

– Et Tristan?

– Il est dans le Montana, avec Oona. Je voulais l’installer ici mais il préfère la cambrousse, tu connais l’oiseau. Je vais les visiter un samedi sur deux, en attendant que Oona passe son diplôme. Après, on verra.

– Il zappe?

– Plus vraiment. Il a des copains qui lui font voir du pays dans un pick-up truck. Je suis content de le savoir là-bas.

Il passe la commande pour nous deux, je ne comprends pas un mot. On nous apporte du vin californien dans une carafe. Jamais je n’ai vu Jérôme aussi calme, aussi à l’aise. Aussi adulte. J’ai envie de lui demander s’il est enfin là où il a toujours voulu être, ou s’il lui reste encore du chemin à parcourir.

– Difficile à dire. Il s’est passé tellement de choses en si peu de temps. Je suis consultant sur la version américaine de Saga, mais les scénaristes n’ont pas vraiment besoin de moi, c’est juste pour la forme. J’écris Deathfighter 3 pour Stallone mais ça commence à sentir le réchauffé. Il m’a proposé un autre projet avec Eastwood, ça devrait se faire.

– Tu veux dire Clint Eastwood?

– Tu en connais un autre?

– Clint lui-même? Dirty Harry?

– Callahan, le vrai Callahan. Ça l’a beaucoup amusé quand je lui ai raconté ça. Un projet de film comme celui-là, c’est un bordel de droits inextricable, il faut des cargaisons d’avocats pour démêler les contrats et ça prend un temps fou. En attendant, j’ai proposé une idée de série à N.B.C., ils viennent d’accepter le Pilote.

Il m’annonce toutes ces choses extraordinaires avec une platitude qui frôle la perversité. Si je ne connaissais pas Jérôme, je serais persuadé qu’il cherche à m’en mettre plein la vue. En fait, c’est tout le contraire. Jérôme parle avec la modestie de celui qui a trouvé sa voie, celui qui n’usurpe aucune place, celui qui est where he belongs, comme il dit.

– Milliardaire! Tu dois être milliardaire!

– De ce côté-là, je n’ai pas à me plaindre, mais je me suis rendu compte que je n’étais pas fait pour le pognon. L’argent ne m’amuse pas. J’ai bien essayé, tu sais. Le peu que j’avais avenue de Tourville me suffisait amplement. Si tu voyais l’appartement que je loue, c’est un vrai scandale.

– Mille mètres carrés sur la 5e Avenue, le genre de truc dans lequel on arrive directement par l’ascenseur?

– J’habite dans un petit flat juste au-dessus de ce restaurant. De la brique rouge, un frigo pourri et des blattes dans la baignoire. Mais je m’y sens bien.

On nous apporte deux assiettes de petits crabes entiers accommodés d’une vague persillade. Ne sachant trop comment faire, je prends exemple sur mon camarade qui s’envoie directement l’animal dans le bec, carapace comprise.

– Spécialité new-yorkaise, les soft shells, ils pèchent le crabe juste après sa mue et le font revenir à la poêle. La carapace est aussi tendre que la chair.

Un rayon de soleil balaye la table. Quelques joggers frôlent la vitrine.

– Je suis content que tu sois là, mec. Je sentais que tu faisais une connerie en restant à Paris. J’ai entendu dire que l’épisode 80 a été mal reçu.

Il ne me parle pas de la cicatrice que j’ai sur la gueule. Cadeau de la Saga. Une belle étoile au coin de l’œil, pour un peu on dirait une scarification, une marque chargée de sens, une connerie dans ce goût-là. Le toubib m’a dit qu’elle partirait à l’automne.

– Tu veux des phrases nues ou je délaye?

– Des phrases nues.

– Le pays est à feu et à sang et je suis l’ennemi public numéro 1.

– À force d’écrire des choses horribles…

– Séguret a déployé des trésors d’imagination pour me foutre dans la merde.

– J’avais oublié ce nom-là. Séguret… Vu de près c’était une catastrophe, vu d’ici c’est un nain de jardin. À côté de lui, n’importe quel producteur américain a l’air d’un prince.

Il s’arrête un instant pour boire une gorgée de vin. Des mômes qui font trois fois ma taille envahissent le terrain de basket. Tout est King Size ici, même les gosses.

– Tu repars quand pour Paris?

– Je ne sais pas encore.

– Je t’ai prévu une petite soirée sympa mais je te laisse la surprise. Tu as envie de faire quoi, cet après-midi?

– Je ne veux pas te mobiliser, si tu travailles.

– Toi, mon deuxième frère, tu as peur de me déranger? Dis-moi de quoi tu as envie. Tu as sûrement une idée derrière la tête, tout le monde en a en arrivant à New York.

– Il y a un bout de mon enfance, ici. J’ai envie de décors.

– Tu vois le bloc, là-bas, entre les arbres? Juste derrière c’est la 42e Rue.

– Forty second Street?

– En personne.

J’aime bien son côté «ici c’est chez moi et tu n’as pas fini d’en voir». M’initier à New York l’amuse beaucoup. Nous en avons tellement parlé, la nuit, quelque part sur la rive gauche de la Seine, brûlés à la vodka.

* * *

Une heure plus tard, je suis dans Taxi Driver. Avec tout ce qu’il faut de putes, de maquereaux, de paumés, d’égouts qui fument et d’enseignes Coca. Une bouffée de nostalgie me remonte dans les yeux et me picote le nez. Pour cacher cette émotion imbécile, j’ai sifflé l’air de Macadam Cow-Boy d’un air dégagé.

* * *

En deux coups de fil, on vient de me livrer un smoking, et une limousine avec chauffeur nous attend en bas.

– Tu ne veux toujours pas me dire où on va?

– Au cinéma.

Je ne sais pas faire les nœuds papillon. Il m’arrange ça avec une rare dextérité. Un type qui, il y a trois mois, était incapable de boutonner correctement sa chemise. Avec un sourire béat, il farfouille dans une armoire et revient avec un paquet cadeau.

– … Pour moi?

– Ça devrait te faire marrer.

Un jeu de société, avec un plateau, des dés, des pions et des cartes. Ça s’appelle Fictionnary.

– Un soir, pendant une fête grandiose à Los Angeles, je discute avec Vernon Milstein…

– Le producteur de Fighting Games?

– Surtout de la série des Captain Club, mais ça n’a jamais été diffusé en France. Je lui parle d’une idée de jeu où l’on devrai créer une fiction jusqu’à son épilogue, avec des aides, des relances, des contraintes et des embûches en cours de route. Deux mois plus tard, le jeu est fabriqué et bientôt en vente dans cinquante-deux États. God bless America!

Une chose est sûre, je ne défierai jamais Jérôme au Fictionnary.

* * *

La limo s’arrête devant le Ziegfield Theatre éclairé de mille feux pour l’avant-première de Night Calls, une comédie sentimentale sur fond de guerre des gangs. Le spectacle commence dès l’arrivée en voiture, des centaines de badauds agglutinés à l’entrée de la salle sont venus voir défiler les stars.

Un voiturier ouvre ma portière. Avec un peu de courage, je n’aurais plus qu’à poser le pied sur le tapis rouge, affronter une rafale de flashs et répondre aux micros de trois chaînes de télé. Mais il n’en est pas question.