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Direct et pressé, Séguret n’a aucune envie de nous mitonner des périphrases à la sauce diplomate. Depuis qu’il est entré dans ce bureau, il aurait eu tout le temps de nous expliquer que sa chaîne cherchait un feuilleton qui ait du nerf, au coût raisonnable, sans jamais oublier sa mission prioritaire: plaire. Au lieu de ça, il a dit: «Faites-nous n’importe quoi, absolument n’importe quoi, pourvu que ce soit le moins cher possible.»

Au début, je n’y ai pas cru, j’ai même entendu exactement l’inverse.

Mathilde Pellerin et Jérôme Durietz ne mouftent pas. Seul Louis Stanick a la ressource de réagir.

– Qu’entendez-vous exactement par n’importe quoi?

– N’importe quoi, tout ce qui vous passe par la tête, de toute façon ce feuilleton n’est pas destiné à être vu. Il sera diffusé à raison d’un épisode quotidien de cinquante-deux minutes, entre quatre et cinq heures du matin.

– Vous pouvez répéter…?

Accablé, il pose une main sur son front.

– Les quotas… Ces conneries de quotas obligatoires de création française! Création française… Rien que la réunion de ces deux mots m’écorche la langue. A part vous, les scénaristes, à qui ça peut faire un peu d’argent, ça intéresse qui, la création française?

Je ne savais pas que les énarques connaissaient le mot connerie.

– Nous venons d’acheter à prix d’or une série californienne bardée de récompenses et de filles qui font du 95C. La minute de pub nous rapportera 300 000 francs à la première coupure, dans deux mois nous sortirons les tee-shirts et tout le toutim. Nous venons d’arracher les droits de retransmission de la finale de la coupe d’Europe de football, et je suis en train de soudoyer l’animateur vedette d’une chaîne concurrente, croyez-vous que j’aie le temps de m’occuper de la création française?

Avec un air de vieux briscard, Louis demande si jusqu’à présent les quotas ont été respectés. Comme tous les énarques, Séguret n’aime pas les questions directes, surtout celles où un simple non serait une réponse parfaite.

– Nous avons un peu fait traîner, mais cette fois nous venons d’être condamnés par le Conseil supérieur de l’audiovisuel qui nous oblige à rattraper quatre-vingts heures de création française. Nous devons même diffuser d’ici trois semaines, faute de quoi le gouvernement ne renouvellera pas la concession de la chaîne.

– Quatre-vingts heures!

– C’est pour ça que vous êtes quatre.

– Premier épisode dans trois semaines? C’est une plaisanterie?

– Il faut vous y mettre dès aujourd’hui.

Il est là, le piège à con.

Chacun exprime sa consternation comme il peut, excepté Stanick qui maintient le cap en disant que l’urgence a toujours un prix. Un peu étonné, Séguret retient un ricanement. On leur apprend à faire ça, dans les grandes écoles.

– Écoutez-moi bien, tous les quatre. Vous avez été choisis sur deux critères. Primo: vous êtes les seuls sur la place de Paris à être disponibles dans l’heure. Secundo: vous ne pouvez pas prétendre à plus de 3 000 francs chacun par épisode.

– Pardon?

Séguret lève les bras au ciel et embraye direct:

– Tout le monde serait capable de l’écrire, ce machin! Même moi si j’avais le temps! Même ma femme de ménage si elle parlait un français correct. C’est à prendre ou à laisser. Ce feuilleton n’aura qu’un seul titre de gloire à nos yeux: il sera le moins cher de toute l’histoire de la création française.

– Qu’est-ce que vous voulez qu’on vous raconte d’ici trois semaines, pendant quatre-vingts heures, avec à peine de quoi se payer la quantité de café nécessaire pour tenir le coup?

– N’importe quoi fera l’affaire. Racontez la sempiternelle histoire de deux familles rivales qui s’affrontent sur le palier d’une H.L.M., ça plaît toujours, mettez-y une ou deux histoires d’amour bien gluantes, rajoutez quelques drames humains, et nous sommes tirés d’affaire.

– On ne peut pas démarrer comme ça… Il nous faut… Un lieu de réunion…

– Ici.

– Ici?

– Aucun loyer à payer et vous disposez de l’indispensable: deux canapés et une machine à café. Demain on vous livrera du matériel informatique et une imprimante. Le montage des épisodes se fera dans l’atelier du dernier étage. Les acteurs seront recrutés chez l’agence de casting Prima. Qu’est-ce que vous voulez de plus?

Mathilde Pellerin, dépassée, n’ose plus dire quoi que ce soit. De peur qu’ils en prennent d’autres, plus décidés et moins scrupuleux, Louis Stanick et moi n’avons rien à ajouter. Durietz se risque à demander un petite avance mais Séguret ne veut pas en entendre parler avant la livraison des quatre premiers épisodes.

– J’ai un frère malade… J’ai besoin d’un peu d’argent pour des médicaments.

– Des médicaments? Pour un frère malade? Je sais bien que votre métier c’est d’inventer des histoires, mais là, vous ne trouvez pas que vous y allez un peu fort?

Pour la première fois, je suis d’accord avec Séguret. Durietz a le droit de tenter sa chance sans pour autant jeter le discrédit sur toute la profession. J’aurais trouvé mieux que le coup des médicaments.

Séguret regarde sa montre, passe deux coups de fil et s’apprête à nous quitter.

– Ah oui, dernier point, pour le titre du feuilleton, nous avons pensé à saga. Ça donne l’impression de connaître l’histoire par cœur et qu’elle va durer des années. Exactement ce qu’il nous faut, non?

SAGA

J’ai quitté le lit de ma Charlotte quand j’ai vu par la fenêtre quelque chose qui ressemblait au matin. Une bonne partie de la nuit je l’ai regardée dormir dans la pénombre, incapable de glisser avec elle vers un oubli bien mérité. En fait, j’avais surtout envie de précipiter le lendemain sans oublier la veille, comme si j’étais moi-même en devenir. Hier j’ai rencontré trois concurrents, aujourd’hui j’ai rendez-vous avec mon équipage. Hier j’ai eu peur de rester à quai, aujourd’hui je m’embarque dans un voyage de quatre-vingts heures qui va durer plusieurs mois.

J’ai fini par dériver loin du dos de Charlotte et me suis mis à rêver, les yeux grands ouverts, d’une odyssée grandiose avec des personnages en pagaille qui s’entrecroisent dans d’infinies intrigues. Faites n’importe quoi! Faites n’importe quoi!

Et si on vous prenait au mot, patron?

* * *

Jérôme Durietz et Louis Stanick sont déjà là à s’emberlificoter dans les branchements de nos quatre écrans.

– A mon avis, le seul moyen de les relier c’est de mettre le cordon A dans la fiche A' et le cordon B dans la fiche B', dit Louis. Ils nous ont refilé des rossignols qui prenaient la poussière dans un cagibi, jamais vu des bécanes pareilles, comment voulez-vous qu’on bosse là-dessus!

Malgré ses jérémiades, Jérôme réussit à les connecter un par un. Après une série de bing, des petits bonshommes se sont mis à courir sur les écrans pour nous souhaiter la bienvenue. Je pianote du bout des doigts sur un clavier, comme pour donner raison à Jérôme sur la vétusté du matériel.

– Vous êtes blasés, tous les deux, fait Louis. Sans vouloir jouer au vieux con, je peux vous assurer que si un outil aussi silencieux avait existé dans les années soixante-dix, à l’heure qu’il est je serais peut-être en train de me dorer les miches autour d’une piscine. C’est l’Underwood qui a sabré ma brillante carrière!

Durietz et moi échangeons un regard sceptique, mais Louis est lancé.