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– Qu’est-ce que tu fous? Descends, mec!

– J’ai la trouille, Jérôme…

Il me pousse dehors. Les dix pas qui me séparent du hall sont les plus glorieux de mon existence passée et à venir. Le reste de ma vie ne sera désormais qu’une sorte de déclin. À l’intérieur, je vois des types plus connus que le président américain venir serrer la main de Jérôme. Des actrices qui font pâmer la terre entière se jettent à son cou. En une minute, je suis recouvert de poussières d’étoiles et j’en deviens moi-même incandescent. Tout ça n’est pas comme au cinéma. C’est le cinéma.

– Dis Jérôme, tu vois cette dame en robe longue, là? J’avais un poster d’elle dans ma chambre quand j’étais petit.

– Je vais te la présenter, c’est un amour.

* * *

Pendant toute la séance, je suis resté assis à côté d’elle. Quand les lustres se sont allumés, elle m’a demandé ce que je pensais de l’histoire. Sans trop me mouiller, j’ai répondu que c’était un film comme on ne peut en faire que dans cette partie du monde. Après un petit cocktail privé où nous avons bu comme des trous, nous nous sommes retrouvés, Jérôme et moi, au Village Vanguard, là où est né le jazz et où il mourra peut-être. Un peu trop éméché, je n’ai pas pu refuser le verre que le barman m’a offert. Jérôme écoute d’une oreille distraite un be-bop hors d’âge.

– Ceux qui disent que les ricains font des films pour les moins de douze ans, pendant que la vieille Europe travaille à l’élévation de l’âme, sont des cons.

La tête me tourne, Jérôme ne s’en aperçoit pas et continue sur sa lancée.

– Ce genre de certitude rassure les sots. Quand ils veulent bien s’en donner la peine, les Américains sont capables de faire chialer la terre entière!

À sa manière de ponctuer chaque phrase de coups de tête rageurs, je m’aperçois qu’il est aussi soûl que moi.

– Si je te disais que dans pas longtemps je vais être invité à la Maison-Blanche?

Je dois à tout prix retrouver quelques minutes de lucidité avant de m’écrouler dans le premier lit venu. Le temps va me manquer, et demain, il sera peut-être trop tard pour lui parler. Je suis venu pour ça. Uniquement pour ça.

– J’ai quelque chose à te demander, Jérôme.

– Tout ce que tu veux, tu es mon deuxième frère. Tout ce que tu veux sauf une chose.

– Il faut réparer ce qu’on a fait.

– C’était ça, la chose.

– On refait juste le dernier épisode et tu n’entendras plus jamais parler de la Saga.

– Fuck you!

– Il faut finir ce que nous avons commencé. Sinon rien ne rentrera dans l’ordre.

Il a agrippé mon revers de smoking et m’a regardé dans les yeux avec violence, comme seul un ami peut le faire.

– Il faut que tu quittes ce pays pour de bon, il est foutu pour des types comme nous. Ici, c’est le paradis des scénaristes!

J’essaie de le calmer d’un geste mais rien n’y fait. Sans même s’en rendre compte, il renverse son verre d’un coup de coude.

– Ici, tu n’as pas besoin de traîner ton script pendant des mois avant qu’un fonctionnaire daigne le lire: tu déboules dans un bureau et on te laisse soixante-quinze mots pour convaincre. Si tu réussis, tu ressers avec un contrat. En France, si tu n’es pas dans le sérail, tu peux toujours cavaler avant qu’on te remarque.

Il faut que je tienne bon. J’ai fait tout ce voyage pour le convaincre. Il s’en fout et continue son speech.

– En France, si tu as signé un malheureux succès, tu peux vivre sur ta réputation et écrire des merdes pendant dix ans. Ici, tu as droit à l’erreur une fois, deux maximum, ensuite t’es hors-circuit. En France, il faudrait qu’on se prosterne devant le génie de certains crétins de réalisateurs qui ont à peine fait un court métrage. Ici, un auteur a parfois plus de pouvoir qu’un metteur en scène. En France, on ne lit même pas ce que tu fais parce que peu de gens savent lire. Ici on mouille sa chemise du matin au soir, parfois une bonne partie de la nuit, et on recommence le lendemain, encore et encore, cinq, dix, quinze versions, jusqu’à ce que ça aille.

– J’ai besoin de toi là-bas, Jérôme.

– Reste ici, avec moi, on est de la même race! Tu es même plus fou que moi! Avec tout ce qui se passe dans ta tête on pourrait écrire dix autres Saga. Ils ont besoin de gens comme nous, ici. Dans six mois tu écris un truc pour Hollywood, ce sera encore plus fort qu’un rêve de gosse, tu verras. On fait ce métier pour ça.

– Il faut finir la Saga. Un seul épisode…

– Ils ne se sont pas assez foutus de nous? Reste ici, je te dis…Tu n’as même pas besoin de rentrer. Demain soir tu as un permis de séjour indefinitely, une carte de travail, un appartement à Manhattan et un contrat. Les miracles, c’est notre boulot, mec.

– En un mois, on boucle la Saga, ensuite je ferai tout ce que tu veux.

Il regarde au fond de son verre, prend une gorgée de bourbon et ferme les yeux pour faire passer la brûlure.

– Plutôt crever.

Une île.

Là-bas, à tribord. Comment font les îles pour paraître aussi fières aux yeux de ceux qui veulent s’y échouer? Celle-là en fait juste assez pour imposer toute sa hiératique beauté. Je me suis demandé ce que j’éprouvais, là, à l’instant présent, assis sur le pont de ce bateau, en la voyant se rapprocher sans pourtant se livrer. Un sentiment inconnu. Quelque chose comme du respect.

Pour éviter Paris, j’ai pris un vol New York/Nice, un autre jusqu’à l’aéroport d’Hyères, puis cette navette où un troupeau de touristes me tape sur les nerfs depuis que nous avons quitté la Tour Fondue. En aparté, je demande au guide si l’île reçoit autant de visiteurs chaque jour.

– Avant c’était l’île du Levant qui attirait du monde, mais depuis qu’ils se sont installés, c’est celle-là. Pas étonnant, avec tout ce ramdam.

Celle-là, c’est l’île de Laud, la plus au sud des îles d’Hyères. Et ramdam est un doux euphémisme; la presse mondaine ne parle plus que de ce grain de beauté qui n’apparaissait même pas sur les cartes il y a six mois. On nous conduit vers un petit sentier d’où, en surplomb, on devine le château. Je cherche des yeux celle qui devait m’accueillir à l’embarcadère. Si je ne la trouve pas d’ici cinq minutes, je vais avoir droit au circuit touristique et à la visite guidée.

Non, je la vois me faire signe au loin…

Les cheveux dans un foulard blanc, une petite robe à fleurs qui confie sous le vent, elle court vers moi en poussant un cri de joie, je la happe, la fais tournoyer dans mes bras, j’aimerais la maintenir dans les airs pendant des siècles.

– Si mon amoureux nous voit, il va nous jeter un sort.

– Il me casserait la gueule?

– Pensez-vous, il est plutôt du genre à venir me chanter une aubade pour me pardonner. Vous avez fait bon voyage?

– J’aurais préféré venir hors saison.

– Les touristes s’en vont vers 17 heures, ensuite l’île est à nous. D’ici là, je m’occupe de tout. Nous passons d’abord chez moi déposer vos bagages, et nous irons déjeuner. Vous aimez toujours la pizza aux anchois?

– …?

– Je plaisante.

Des domestiques dans un accoutrement Belle Époque viennent prendre ma valise. Mathilde leur donne quelques consignes comme si elle avait fait ça toute sa vie. L’un d’eux nous propose de nous conduire dans un drôle de petit buggy mais d’un commun accord nous préférons marcher.

– Là-haut, c’est le château, nous irons à la nuit tombée. La petite maison que vous voyez en contrebas, c’est chez moi.