Выбрать главу

– Personne n’habite l’île, à part vous et eux?

– Aucun autochtone si c’est ce que vous voulez dire. Une trentaine de personnes s’occupent du service et je dirige une équipe de six assistants.

– Pour votre… business?

– Appelons ça comme ça. Ils habitent dans une superbe folie que l’on ne peut pas voir d’ici.

Le sentier est bordé de palmiers géants, il fait chaud et humide, j’ai l’impression d’être à Madagascar. Un climat qui donne envie de s’habiller en blanc et attendre le soir. La maison de Mathilde est de plus en plus belle à mesure qu’on s’en approche, on dirait un petit pavillon de chasse façon Fontainebleau, tout en pierre blanche et fenêtres ovales. La piscine à son flanc ne vient rien gâcher, on la devine à peine derrière des haies de laurier rosé. Qu’est-ce que je fous dans un endroit pareil? À l’intérieur, c’est pire. Des pièces en enfilade, des tentures ocre et pastel, des meubles d’un autre siècle.

– Ma pièce préférée: le boudoir.

– Un vrai?

– Un vrai. Je vous le prêterai si vous prend l’envie de badiner.

Elle me conduit à ma chambre et me laisse un moment seul. Ma valise est ouverte sur un fauteuil Louis XV et tous mes vêtements sont rangés dans une penderie. Je plonge dans le lit en faisant quelques mouvements de crawl pour arriver jusqu’aux oreillers. J’ai envie de crier vive l’aristocratie et vive les privilèges. Par la fenêtre, je vois un grand type baraqué faire des longueurs dans la piscine. Une femme de ménage habillée façon victorienne vient m’apporter des serviettes et un peignoir brodé au blason du château. Je passe une chemise blanche à manches courtes, un pantalon en toile beige clair, et descends rejoindre Mathilde qui m’attend au bas de l’escalier.

– C’est mieux que ce que vous m’avez décrit.

– Personne n’habitait le pavillon depuis cinquante ans.

Je la suis dans un petit salon particulier où une table est dressée. Je saisis d’emblée la bouteille de vin mais le maître d’hôtel, déguisé lui aussi, se précipite pour me servir.

– J’ai vu un éphèbe barboter dans la piscine.

Elle sourit à peine, hésite un instant.

– Il est venu visiter l’île il y a trois semaines et il n’est plus reparti. Il est très indépendant, c’est sa première qualité. Quand l’un de nous deux se lassera, il prendra sa valise et je l’accompagnerai jusqu’à l’embarcadère. Je suis bien certaine qu’un autre viendra vite le remplacer. Ne m’en veuillez pas, la vie de château m’a rendue frivole.

Je ne suis pas encore habitué à la nouvelle Mathilde. L’autre, celle qui enveloppait chacune de ses phrases dans un écrin de tendresse, est restée sur le continent. C’est peut-être ce qui pouvait arriver de mieux à celle qui parle aussi crûment aujourd’hui. On nous sert une cuisine succulente et le meilleur vin du monde, mais un type derrière moi essaie de prévenir le moindre de mes gestes et ça gâche un peu l’ensemble. Mathilde s’en aperçoit et lui demande de nous laisser.

– D’habitude je vis seule ici, mais le Prince a tenu à ce que vous soyez bien reçu.

Je ne sais pas ce qui me retient de rire quand elle dit le «Prince».

– Il ne me connaît pas.

– Vous êtes mon ami, c’est suffisant.

Je suis venu jusque dans cette île pour parler à Mathilde mais aussi pour tenter de percer le mystère de sa présence ici. Pendant le temps qu’a duré mon voyage, j’ai essayé d’imaginer toutes les hypothèses mais aucune ne m’a donné satisfaction.

– De vous à moi, il existe vraiment ce… comment s’appelle-t-il déjà?

– Le prince Milan Markevich de Laud.

– Arrêtez vos conneries.

– Son nom est dans tous les livres d’histoire et il nous attend ce soir à dîner.

– Sa tribu avec?

– Ceux que vous appelez sa tribu avec autant de légèreté sont non seulement une famille de sang royal, mais aussi de très chers amis. Je vous les présenterai tous un par un, vous verrez, ils sont attachants.

Je reprends un verre de vin, histoire de vérifier que tout ceci n’est pas un rêve. Le lynch-bages est si bon que c’en est sans doute un.

– Allez-vous me dire ce que vous faites ici, Mathilde Pellerin, dans cette île d’opérette, au milieu de tous ces fin de race?

– Vous appelez ça le business.

Elle sourit à nouveau. Sournoise. Triomphante. Mathilde, quoi.

– Vous vous souvenez de la manière dont vous vous fichiez de moi, tous les trois, quand je découpais mes photos dans les rubriques mondaines et la presse à scandale?

– Vous saviez vous auréoler de mystère, et celui-là était le plus épais.

– Eh bien, je pensais déjà à la reconversion. Reprenez donc une caille.

– Mathilde, je vous en prie!

Faire durer le plaisir. Voilà bien un souci de scénariste.

– De nos jours, à part les stars, à qui incombe la tâche délicate de faire rêver les foules?

Sans y réfléchir à deux fois, je propose:

– Les têtes couronnées?

– Exact. Seulement, de ce côté-là, on accuse un déficit terrible depuis une dizaine d’années. Les monarchies s’effondrent et se rendent ridicules, les princesses pondent des gosses et ressemblent à des mémères, pas une famille de sang bleu ne vient relever le niveau. Vous êtes d’accord?

– Si vous le dites.

– Déperdition de rêve égale faillite médiatique égale krach d’une industrie jadis florissante. Cette débâcle est sans doute un signe des temps mais c’est aussi un terrible manque à gagner. Heureusement, une poignée d’affairistes a décidé de reprendre tout ça en main. Les marchands de papier glacé, les marchands d’images, les marchands de luxe, les marchands d’art de vivre, les marchands de nostalgie, tous les marchands de grandeur et les vendeurs de décadence. Si on compte les produits dérivés, ça fait une sacrée galette.

– Mais…! C’est immoral!

– Et alors? Nous sommes en train de faire péter le Box Office, comme dirait Jérôme.

– Vous ne pouvez pas tromper les gens comme ça… Avec des acteurs, des décors…

– Quel acteur? Quel décor? Le prince Milan Markevich de Laud et sa famille sont au-dessus de tout soupçon. Ils tiennent admirablement leur rang, eux. Depuis le XVIe siècle, ils ont accompli un parcours sans faute, pas une campagne, pas un fait d’arme n’a échappé à la lignée des Markevich. En pleine alliance franco-russe, en 1906, son père Féodor se marie à Paris avec la comtesse de Laud, ils vivent à Saint-Pétersbourg jusqu’en 1917 puis viennent s’installer ici. Le prince Milan naît en 18, mais moins de deux ans plus tard ils sont ruinés et doivent occuper les communs pour devenir les larbins des quatre ou cinq familles de parvenus qui se sont repassé le château. Il a fallu une armada de généalogistes pour remonter jusqu’à eux, et une bataille juridique invraisemblable pour leur rendre leurs biens.

– …?

– Ne me regardez pas comme ça, tout ceci est vrai, vous pensez bien que nous n’avons aucune envie de nous faire piéger par un quelconque pigiste du Canard enchaîné.

Je lui sers un verre de vin pour calmer le jeu.

– Continuez, Mathilde. Je suis prêt à tout entendre mais pour l’instant je n’y crois toujours pas.

– Une famille royale, un domaine paradisiaque. Ne leur manquait que…?

Je fais semblant de chercher mais j’ai bien peur d’avoir trouvé.

– … Des histoires?

– Pour leur faire vivre un quotidien extraordinaire, pour passionner le monde entier et rendre fous les paparazzi, il leur fallait un scénariste. D’autres que moi auraient fait l’affaire, mais compte tenu de mes romans, de la Saga, et de mon penchant naturel pour les histoires princières, c’est moi qu’on a choisie. Encore des morilles?