J’ai eu droit à un dîner d’apparat qui sentait bon le Grand Siècle. Le protocole voulait qu’on nous séparât, Mathilde et moi, mais j’ai fait comprendre au protocole que je préférais rentrer à la nage plutôt que me retrouver coincé entre une douairière et une perruque poudrée. Le Prince, un charmant vieux monsieur de plus de 75 ans, m’a accueilli avec quelques formules bien tournées et m’a présenté à toute sa famille. Nous nous sommes retrouvés dans la salle de réception du château autour d’une table de vingt-trois mètres. Musique baroque, laquais, invités de marque, sans oublier les journalistes, dehors. Tout y est.
– La liste des invités suit une logique qui échappe à tout le monde, me dit Mathilde. Avec l’aide de mes assistants, je choisis les heureux élus et laisse en souffrance ceux qui se damneraient pour dîner ici.
– Qui est cette belle fille, là-bas?
– Vous n’avez pas lu Paris-Match depuis combien de temps, Marco? Iliana, fille d’Aymé et Catherine de Laud, petite-fille du Prince. Elle a dix-sept ans et ne fait que des conneries. Avec le physique qu’elle a, il fallait qu’elle se lance dans le cinéma. Je lis ses scénarios, je la conseille pour toutes les bêtises possibles et toutes celles qu’il faut absolument éviter. Je lui rédige ses réponses aux interviews et lui demande de ne pas trop improviser quand elle est hors de portée. Je suis en train de lui chercher un fiancé qui va couper la chique à tout le monde, je vois bien un toubib qui parcourt l’Afrique pour traquer des virus.
– Classieux.
– Le type en face d’elle, c’est son frère Dimitri. Vous ne devinerez jamais son job.
– Le farniente?
– Non, le farniente, c’est l’oncle Anthony. Dimitri écrit des romans d’amour.
– Non…
– Si! Il en sort un par trimestre, j’écris ça d’une main en regardant la télé, ça entretient ma plume. Le plus drôle c’est qu’il les publie sous un pseudo et les suppositions vont bon train. Le bruit court qu’il est en train d’écrire un roman erotique.
– Vous n’allez pas faire ça.
– Si!
– Et la dame qui a l’air de s’ennuyer ferme, là-bas?
– Anna Watkins, la sœur d’Anthony. Je lui ai bâti une carrière de femme fatale redoutable, elle qui s’occupait d’un élevage de truites il y a cinq ans. Aujourd’hui on lui attribue plus de suicides qu’à Rudolph Valentino.
– Et la chaise vide?
– Je n’en suis pas peu fière, c’est la place de Virginie de Laud, l’aînée de la famille et princesse héritière. Elle a l’habitude de s’évaporer dans la nature et réapparaître sans prévenir personne. Il ne se passe pas un jour sans qu’un journal ne lance un scoop sur sa mystérieuse disparition. Chaque fois qu’elle revient, je lui trouve une histoire différente.
– Elle est où, en ce moment?
– Dans sa chambre, au-dessus de votre tête. Le statut de princesse n’est pas marrant tous les jours.
– Vous gérez combien de personnages, en tout?
– Si je compte les prétendants et quelques cousins, trente-sept.
– Quel est celui dont vous êtes la plus fière?
– Le Prince lui-même. Mon chef-d’œuvre. J’en ai fait un descendant bâtard de Pierre le Grand et aujourd’hui, il y a fort à parier qu’il possède le fameux trésor caché des Romanov. Sa forme physique lui viendrait d’un breuvage secret dont la formule est jalousement gardée par la dynastie.
– Vous ne craignez pas d’en faire un peu trop?
– Peut-être mais pour l’instant ça marche. Parfois il vient me faire des suggestions, je lui écris ses discours, nous nous entendons à merveille.
– Je ne vous soupçonnais pas de connaissances aussi pointues en Histoire.
– J’ai trois spécialistes qui travaillent sur la question.
– Et vous les aimez tous, c’est ça?
– Pas les trente-sept mais une bonne partie. Ils sont ma famille, désormais. Je me sens responsable d’eux. Vivre au milieu de ses personnages est la seule idée que je me fais du bonheur.
La fête s’est prolongée tard dans la nuit. Une réception chez les Markevich de Laud, c’est champagne, billard, joutes verbales et promenade aux flambeaux jusqu’au petit jour.
Il est cinq heures du matin, le soleil commence à poindre. Mathilde a allumé toutes les lumières de sa gigantesque bibliothèque et nous buvons une dernière coupe de champagne.
– J’ai besoin de vous pour réparer les dégâts de l’épisode 80.
– Je redoutais cette phrase depuis votre arrivée.
– Mathilde…
– Je vais avoir du mal à vous refuser quelque chose, Marco, considérez que c’est fait.
– J’ai besoin de vous.
– Quand je découpais tous ces articles dans les magazines vous vous souvenez de la manière dont je répondais à vos quolibets pour avoir la paix?
– Vous vous contentiez de dire «C’est mon jardin secret», comme si ça allait nous calmer.
– Allez vous pencher à la fenêtre. Jetez un œil en bas et dites-moi ce que vous voyez.
J’obéis, sans chercher à comprendre.
En bas…?
En bas, il y a…
Il y a, dans la pénombre, un décor que personne n’a jamais osé dessiner. Des herbes hautes et des fleurs magnifiques, un banc, une balançoire, des colonnes grecques et… des paons. Des paons vivants qui se promènent!
– Le voilà, mon jardin secret. Il existe vraiment. C’est là que je vivrai tant que ça durera. C’est là que j’attendrai la fin du monde comme une vraie midinette qui est allée jusqu’au bout de son rêve. C’est là que je verrai mes amants se succéder jusqu’à ce qu’aucun ne vienne plus frapper à ma porte. Je ne retournerai pas d’où je viens, ce monde-là, je vous le laisse.
– Ça ne vous prendra qu’une semaine ou deux.
– Laissez-les tomber et restez à mes côtés. Je ne peux pas m’occuper de trente-sept personnages toute seule.
– Nous n’avons pas le droit! Il faut nous remettre au boulot!
– Jamais!
Elle est furieuse, et pourtant je ne pense pas avoir fait grand-chose pour la blesser.
– Je vous souhaite une bonne nuit. J’ai quarante ans, il est cinq heures du matin et un type beau comme un astre est en train de piaffer devant la porte de ma chambre.
Une petite pancarte en forme de flèche indique encore l’Albergo dei Platani, mais ce n’est plus un hôtel depuis longtemps, Louis me l’a répété trois fois. «Quand tu te retrouveras au milieu de nulle part, dans un coin qui ressemble au centre du monde, tu seras arrivé.» Merci, Vieux…
Une certitude, je n’ai rien connu d’aussi beau que cette Palestrina perdue dans la campagne romaine. Je repère un escalier bizarre fait de rondins jetés à la diable sur vingt mètres de hauteur, façon schlitte.
– Fais attention, tout le monde se casse la figure au moins une fois.
L’escalier devait être praticable il y a dix ans, avant qu’on ne le livre au chiendent et à la pluie. J’y mets le temps qu’il faut mais j’arrive entier. Louis me tend la main pour me hisser jusqu’à lui.
– Je t’attendais plus tôt dans l’après-midi.
– Pas causants, les gens du coin. J’ai mis plus de temps pour faire les cinq derniers kilomètres qu’entre Nice et Rome.
Des platanes, il y en a des dizaines, énormes, magnifiques. Ils créent un écran de fraîcheur et de pénombre comme dans la plus épaisse des forêts. L’ancien hôtel est perdu au milieu. Nous passons devant une tonnelle qui abrite deux chaises longues et une table.