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– Votre salle de brainstorming?

– Le plus souvent, oui, mais depuis quinze jours, c’est devenu difficile.

Nous avançons à pas lents vers la résidence, comme pour éviter de faire du bruit.

– Il va comment?

– Pas très bien.

– Je tombe mal?

Louis me sourit avec toute l’indulgence dont je le sais capable.

– Au contraire, je vais en profiter pour le laisser se reposer un jour ou deux. J’en ai besoin aussi. Entre…

Le hall de l’hôtel a été gardé tel quel, le desk du concierge, le casier de ventilation des clés, celui du courrier. Louis en joue avec un certain bonheur.

– Je vais te donner la chambre bleue, elle a trois fenêtres, nord, sud, ouest. Tu as le téléphone. Personne ne se lève avant dix heures. Quand je dis personne, c’est moi, parce que lui ne se lève plus du tout.

– Vous n’êtes que tous les deux?

– Oui. Sa femme reste à Rome pendant qu’il travaille, ça fait trente ans que ça dure. Je crois même qu’elle n’est jamais venue ici.

– Il sait que tu as un visiteur?

– Je lui parle souvent de toi.

– …Non?

– Quand il a su que tu venais, il a dit: Marco…? Quello che non sa scrivere a mano? Parce que je lui ai raconté que tu écrivais tout par ordinateur, même la liste des courses.

C’est parti comme une flèche pour se ficher droit dans mon petit cœur. Le Maestro a prononcé mon nom! Moi, Marco! Moi qui suis né dans une banlieue pourrie à une époque sans relief. Celui qui a fait des chefs-d’œuvre comme on va à l’usine a gardé une petite place dans sa mémoire pour y loger mon nom!

Dans ce qui était jadis la salle de restaurant, Louis me fait un café au percolateur.

– Putain qu’il est bon…

– Un type passe tous les trois mois pour entretenir la bécane. Le Maestro n’en boit plus mais il y tient. Viens, je vais te montrer ta chambre.

Je monte un escalier et traverse un couloir. Devant l’une des portes, Louis ralentit le pas et pose un doigt sur sa bouche.

Le Maestro dort.

Louis ouvre ma chambre et referme la porte pour parler à voix haute.

– Je prends des précautions mais je n’ai jamais rien vu le réveiller. En 72 ou 73 une météorite est tombée à trois kilomètres d’ici. Les paysans du coin pensaient que la fin du monde était arrivée. Le lendemain matin, quand le Maestro a appris ce qui s’était passé, il m’a engueulé comme du poisson pourri parce que je ne l’avais pas réveillé. Je lui ai répondu: «Cette météorite est tombée ici à cause de toi, Maestro.»

Je prends une douche au filet d’eau fraîche que la pomme veut bien m’octroyer. Il fait tellement chaud que je n’ai pas besoin de me sécher, un petit froissement de drap suffit. Sous la tonnelle, Louis m’invite à le rejoindre, une bouteille de Martini en main. Je lui demande comment avance son scénario.

– Plus lentement que d’habitude. Le Maestro fatigue vite. Quand il arrive à se concentrer, il a la vivacité d’esprit d’un jeune homme. La séance suivante, il peut être totalement absent, le regard vide. Je lui dis: «Maestro, ce serait bien que ce personnage soit un immigré qui sache communiquer grâce à son savoir-faire, qu’est-ce que tu dirais d’un pâtissier, un pâtissier tunisien?» Lui ne répond rien, il est ailleurs, peut-être dans les images de son film. Le lendemain, il me dit: «Un pâtissier tunisien, excellent! Il ferait une sorte de pièce montée qui représenterait une femme, avec tu sais, cette pâte d’amande très colorée.»

– Tu crois qu’il aura la force de le tourner?

– Je crois, sinon il ne m’aurait pas demandé d’y travailler avec lui. Il va me jouer la mater dolorosa pendant toute l’écriture et il va se réveiller d’un seul coup pour le premier jour de tournage. Au dernier, on pourra commencer à s’inquiéter.

– Qu’est-ce qu’il a?

– Tout et rien. Il sent que c’est l’heure. Les toubibs veulent le mettre à l’hôpital. Lui, à l’hôpital!

– Ils n’ont pas tous vu le film.

– Cette scène-là, tout le monde la connaît.

– Le travelling au milieu des draps blancs et des barreaux de lits. Le fils, à l’accueil, qui veut voir son père mourant.

– C’est la dernière chance qu’il a de lui parler…

– … L’infirmier lui dit que les visites sont terminées après neuf heures! Rien que d’en parler, ça me fout des palpitations. Cette scène, mon père me la racontait déjà quand j’étais môme.

– Moi aussi, je me sens toujours un peu gosse quand je repense à ses films. Même si j’en ai écrit certains avec lui.

– Tu te souviens du vieillard qui mange son plat de spaghettis? Juste un petit personnage en arrière-plan. Il fait des gestes incompréhensibles. Au début on rigole, et puis…

– Le bonheur et la nostalgie n’arrêtent pas de se chercher pendant tout le film. Il arrive même à faire passer une pointe de sensualité.

– Tout était splendide, dans ce film. Les rêves de l’idiot du village, la scène du déluge…

– … Et «La partition de l’amour»? Et le moment où Zagarolo se prend pour Dante!

– Il a toujours dit que de tous ses films, c’est celui qu’il aime le moins.

– On ne lui a pas donné la Palme d’Or parce qu’il l’avait eue l’année précédente.

La mémoire en feu, nous enchaînons Martini sur Martini.

– Je ne sais pas ce que je donnerais pour bosser avec un géant comme lui, rien qu’une petite heure.

– C’est une chance unique, mais c’est aussi un piège. Le Maestro n’a pas besoin qu’on lui trouve des histoires, il les a déjà en lui, dès la première séance. Il a seulement besoin d’un type assez fou pour descendre fouiller dans son univers et en ramener des blocs entiers. Parfois il faut y aller avec des bottes d’égoutier. Tu ne sera jamais qu’un pâle reflet de son imaginaire. Et tu seras sacrifié au bout du compte parce que ça restera son film, pour les siècles à venir et pour la terre entière.

Tout à coup, un cri déchire la quiétude de cette fin d’après-midi.

– … LUIGI?… LUIGI.PER LA MADONNA… LUIGI…!

Louis se lève et saisit la bouteille de Martini.

– Je le connais par cœur. Il sait que nous sommes en train de prendre l’apéro et ça le rend malade de jalousie.

* * *

Nous avons dîné dehors, incapables de quitter la tonnelle malgré la fraîcheur du soir. Le Maestro n’est pas sorti de sa chambre et s’est contenté d’un petit bouillon. Devant lui, je n’aurais sans doute pas prononcé le moindre mot et les tagliatelles de Louis me seraient restées en travers de la gorge. Nous avons bâfré en buvant ce petit vin de pays tout juste tiré de la barrique. J’ai vu de mes yeux le Vieux préparer des pâtes fraîches sur l’énorme plan de travail des cuisines. Un beau cercle jaune qu’il a plié comme un ruban avant de me demander:

– Fettucine? Spaghetti? Papardelli? Tagliatelle?

J’ai choisi au hasard, sachant que de toute façon je regretterai les autres. Nous avons passé le reste de la journée à préparer le dîner, surveiller la sauce tomate, cueillir du basilic dans le jardin, dresser le couvert, sans nous presser, en ponctuant nos rares phrases de verres de vin blanc. Je ne lui connaissais pas ce talent de mamma romaine.

– Quand tu travailles avec les Italiens, il faut s’adapter. Combien d’idées géniales ai-je laissées en souffrance parce que l’heure de la pasta avait sonné. Ils sont tous comme ça, et ils l’étaient plus encore dans les années soixante-dix.