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Tard dans la soirée, il m’a sorti une grappa extraordinaire à base de truffes blanches.

– Elle vient de Venise. Pour un peu on la porterait en eau de toilette.

– Vous le terminez quand, ce scénario?

– Quand il aura cessé de tourner en orbite autour d’une idée que je n’arrive pas à cerner. Il me fait penser à un peintre dans sa dernière période.

– Un peintre?

– Vers la fin, ils vont tous vers le dépouillement maximal, regarde Turner. Ils gardent un point central, essentiel, le reste autour n’a plus beaucoup d’importance.

– Le Maestro a la réputation d’être un perfectionniste et un bourreau de travail.

– Perfectionniste peut-être, mais bourreau de travail, sûrement pas. Qu’il soit malade ou pas, c’est toujours la même histoire: on s’installe, on bavarde un peu, et dès qu’on est concentrés, il faut qu’il aille jouer au baby-foot ou téléphoner des heures à sa femme. Il revient, on re-bavarde comme des pies, on parle des films qu’on a aimés, de tous ceux que l’on n’écrira pas, on ment beaucoup, et puis c’est l’heure de la pasta. Au total, sur une journée de travail, on peut retenir une bonne demi-heure de rentable. Et puis un jour on s’aperçoit que le film se construit tout seul même si nous n’avons rien sur le papier.

– Je ne suis pas sûr de jamais travailler pour un réalisateur qui transforme tout ce qu’il filme en or.

– Sans vouloir te décourager, cette race-là se fait rare. Les films magiques issus de l’imaginaire d’un seul homme n’intéressent plus personne. Les visionnaires qui se promènent sur les territoires inconnus de l’âme humaine sont déjà en exil.

– Le cinéma aura toujours besoin d’illuminés comme lui.

– Pas sûr. Avant, quelques producteurs fous mettaient encore de l’argent au service d’un art. Aujourd’hui on fait l’inverse. Pourquoi pas, après tout? Des types comme Jérôme vont nous montrer que la logique de l’argent peut aboutir à de belles choses. Qui sait?

Quand il parle de Jérôme, me reviennent en mémoire les regards en coin que nous échangions, au début, lorsque Louis nous évoquait ses années italiennes.

– Tu sais, Louis… Jérôme et moi, les premiers temps, on ne savait pas trop quoi penser quand tu nous parlais des Italiens, du Maestro…

– Vous n’aviez jamais vu mon nom sur un générique et vous vous êtes demandé si je n’étais pas un vieux ringard qui rêvait sa filmographie?

– …

– À cette époque-là, les Italiens avaient compris qu’un film était une conjugaison de talents. Comme dans une bonne engueulade en famille, tout le monde y mettait son grain de sel. Quand un Mario travaillait avec un Dino, un Ettore passait les voir pour lire un bout de script, un Guido venait proposer une idée et appelait un Giuseppe pour avoir son avis sur la question. Ça se téléphonait du Piémont en Sicile: «Viens me sortir de ce merdier, cette putain d’histoire me casse les noix, per la madonna!» Moi, je venais de débarquer au milieu de cette bande, fasciné, avec tout plein d’images et de répliques en tête. Ils m’ont adopté vite fait, les salauds. J’étais leur mascotte, il Francese, je leur portais chance, disaient-ils, et je suis devenu un consultant permanent, le gars qui traîne partout et nulle part. Parfois je passais la matinée autour d’une bonne comédie classique, l’après-midi je faisais des sauts de puce dans une série B, et le soir on dînait à huit ou dix autour d’un film à sketches. J’étais payé par toutes les productions que comptait Rome, je n’avais qu’à être là, soit pour faire les expresses, soit pour écrire l’intégralité d’un dialogue, soit pour raconter mon rêve de la nuit précédente. Comment voulais-tu que mon nom apparaisse où que ce soit? On me disait: «Luigi, le prochain c’est le tien, ça sera ton film, on viendra tous te donner un coup de main.» Mais ce n’était jamais le moment. Tu parles d’une bande d’enfoirés! Qu’est-ce que j’ai aimé ces années-là…

– Tu aurais dû nous raconter, Louis.

– Je serais bien incapable de dire ce qui est de moi dans tous ces films, mais une chose est sûre: j’étais partout. Une image, une réplique, une idée, j’ai laissé ma trace dans vingt ans de cinéma italien.

La honte me chauffe les joues, je dois être rouge comme une pivoine.

– Ensuite j’ai rencontré le Maestro et nous avons formé un duo. Mais, pour les producteurs, le public, et le Maestro lui-même: un film du Maestro est un film du Maestro. Il faut que son ombre plane sur tout, de l’esquisse de l’idée de départ au montage final, en passant par l’affiche et parfois même la musique. Pas question de cosigner quoi que ce soit quand Sa Sainteté y a apposé son sceau. Et après tout, c’est mieux comme ça.

– Tu aurais dû nous raconter, Louis…

– Je n’avais pas besoin de vous raconter. Tu sais pourquoi? Parce que la complicité et l’enthousiasme de cette époque-là, je les ai retrouvés avec vous trois pour la Saga. Je remercie Dieu de m’avoir fait éternel has been, sinon je n’aurais pas été de cette belle aventure.

Il me sert sur un plateau une occasion rêvée d’aborder les vraies raisons de ma visite.

– …Chhhhut!

Il se braque comme un chien d’arrêt quand il entend un grognement lointain et pointe le doigt vers la fenêtre du Maestro.

– Je vais voir s’il n’a besoin de rien.

Je lui emboîte le pas, nous montons l’escalier comme des voleurs, il ouvre doucement la porte de la chambre du maître et la referme un instant plus tard.

– Il dort.

– Laisse-moi le voir, Louis. Juste un coup d’oeil. Offre-moi ce souvenir. Si un jour j’ai des enfants, je leur raconterai cet instant-là. Ils le raconteront à leur tour et j’aurai une chance de rester dans les mémoires.

Il se fend d’un sourire et ouvre à nouveau la porte de la chambre. Je passe la tête à l’intérieur.

Le Maestro est là.

Le profil enfoui dans un oreiller.

Tranquille.

Perdu dans le monde des rêves.

Ces mêmes rêves qui sont devenus les nôtres depuis si longtemps.

– Merci…

Il me raccompagne jusqu’à ma chambre.

– Louis, j’ai autre chose à te demander. Il faut que je t’en parle maintenant sinon ça va me travailler toute la nuit.

Pas la moindre lueur de surprise sur son visage. Il entre, s’adosse à la fenêtre et croise les bras avec un air de défi.

– J’ai besoin de toi à Paris pour rattraper les conneries de la Saga.

– Et merde…

– Nous n’avons pas le droit de la laisser dans cet état-là.

– C’est le Maestro que je ne peux pas laisser dans cet état-là.

– Il comprendra, Louis. Tu n’as pas le choix.

– Tu pouvais tout me demander, sauf de le lâcher maintenant. Depuis que Lisa est morte, je n’ai que lui. Et je ne veux pas l’abandonner dans sa dernière folie. Même si, juste après, c’est lui qui m’abandonnera encore.

De la fenêtre du bureau, je vois, de chaque côté de l’avenue, une voiture banalisée où deux pauvres bougres attendent qu’on vienne les relayer. J’ai repéré aussi deux flics en civil, l’un à la terrasse du tabac, l’autre sur le banc en face du kiosque. Je ne sais pas s’ils dépendent tous de la même maison ou s’il y a un manque de coordination entre les services. Une chose est sûre, ils ne nous lâcheront pas d’une semelle tant que nous n’aurons pas terminé cet ultime épisode.

– Tu nous fais chier à regarder tout le temps dehors, mec. Manquerait plus qu’on les plaigne!

Depuis que nous nous sommes remis au travail, Louis, Mathilde et Jérôme ne perdent pas une occasion de me dire qu’ils seraient bien mieux ailleurs. Ai-je vraiment eu besoin de les convaincre de finir ce que nous avions commencé? Maintenant que je les ai sous les yeux, penchés sur leur écran, j’en doute. Sont-ils revenus parce que je les ai suppliés ou parce que la Saga elle-même a lancé des appels auxquels ils ne pouvaient résister?