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Mathilde téléphone dans son île dès qu’elle le peut. Son équipe lui fait une synthèse complète de tout ce qui s’est passé dans la journée et elle leur donne les directives pour le lendemain. J’ai cru que son business mobiliserait toute sa disponibilité mentale, mais il n’en est rien. Elle se concentre à 100% sur le tout dernier épisode de la Saga.

Non sans une certaine morgue, Jérôme nous a montré un fax de Clint Eastwood tombé ce matin. Il aime beaucoup le script de Full Time Love que notre cher collègue lui a fait parvenir juste avant son escapade parisienne. Ils ont rendez-vous dans dix jours à New York pour en parler. Au rythme où nous avançons, Jérôme ne lui posera pas de lapin.

Le Maestro est allé faire des repérages en Sardaigne et en profite pour se reposer au soleil tout en dessinant les décors du prochain film. Louis a l’esprit tranquille. Cinecittà les attend tous les deux dans les semaines à venir.

– Dites donc, vous trois, nous sommes le 29 septembre? Ça ne vous rappelle rien?

– Le 29 septembre de l’année dernière, nous avions notre première réunion de travail dans ce putain de bureau.

Nous nous sommes regardés l’espace d’une seconde et avons repris le boulot comme si de rien n’était. Nous n’avons que faire des commémorations et des souvenirs. L’important, c’est demain, c’est le prochain épisode de notre vie, c’est notre devenir qui nous attend, quelque part, dès que nous aurons livré cet ultime épisode de Saga.

Et cet épisode-là n’a qu’une seule chose à raconter.

Les premiers jours, nous avons écouté les suggestions alentour, nous avons cherché à savoir ce qui manquait le plus à ceux qui avaient tant aimé la Saga. Chacun y est allé de son coup de cœur et de son coup de gueule, tous les personnages y sont passés. Quel avenir pour le couple de Mildred et la Créature? Qu’est devenu le vaccin contre la peur que Fred nous avait promis? Pedro est-il bon ou méchant? Camille va-t-elle ressusciter? Et des milliers d’autres questions, plus insoupçonnables, plus urgentes les unes que les autres. Il nous a fallu faire un bilan de toutes ces attentes pour nous rendre à l’évidence et accepter ce que nous savions déjà. Que sont Camille, Fred et Mildred, Marie et les autres, au regard de ces vingt millions d’individus qui ont fait vivre la Saga? À quoi bon pousser à bout le destin de chacun de ces petits personnages qui n’en méritent pas tant, après tout. Ce n’est pas leur Saga qui nous intéresse, c’est la nôtre, celle de la rue, celle que nous portons en chacun de nous. L’ultime épisode doit inspirer vingt millions de Sagas. Pour ce faire, nous avons besoin de vingt millions de scénaristes.

Celui qui a ri et pleuré à ce feuilleton, celui qui a aimé et haï celui-là portait dans son imaginaire, dans sa mémoire et dans son cœur, ce que la Saga avait de bon à lui donner. À lui désormais d’écrire sa propre Saga, jour après jour. Nous lui avons donné assez d’outils pour qu’il se débrouille seul. Il sait que rien n’est écrit et que les répliques ne sont pas immuables. Il ne trouvera pas meilleur que lui-même pour affûter son propre dialogue et choisir parmi les mille bifurcations que sa vie lui propose.

Mathilde, Jérôme, Louis et moi avons livré nos secrets de fabrication dans cet ultime épisode.

À eux d’en faire bon usage.

Au grand étonnement de Séguret, nous avons refusé les décors somptuaires, les budgets pharaoniques, les cascades et autres luxes des superproductions. La Saga devait se terminer comme elle a commencé, dans l’indigence de moyens, pour être plus proche de ceux qui étaient là depuis le début et de ceux qui se sont perdus en cours de route. L’ultime épisode va se dérouler dans le salon des Fresnel, chaque protagoniste bouclera sa boucle et la Saga fera partie de l’Histoire.

Un retour aux sources est parfois plein d’épreuves: nous avons demandé qu’il soit diffusé entre quatre et cinq heures du matin. L’idée que la France entière serait debout à cette heure-là nous a paru aussi juste que drôle. Dans vingt ans, ils se souviendront tous de cette nuit de veille devant la petite lucarne.

Ensuite, nous nous séparerons pour de bon. Chacun de mes partenaires s’envolera à nouveau loin de Paris.

Et moi, dans tout ça?

Pour moi tout est allé très vite depuis le soir où j’ai entendu la voix de Juliette sur mon répondeur.

Charlotte est à Paris. Dans le studio qu’on lui prêtait quand elle était étudiante. Je ne t’ai rien dit et ne fais pas le con.

* * *

La porte s’est entrouverte. Tout de suite elle m’a demandé de parler à voix basse, avant même de me laisser entrer.

– Je ne sais pas si je vais te laisser entrer.

– …

– C’est Juliette qui a vendu la mèche?

– Tu n’es pas seule?

Elle jette un œil vers l’intérieur, l’air gêné.

– … Entre.

Immédiatement, je cherche la présence d’un tiers. La porte de la chambre est fermée.

– Ça n’a pas changé, ici.

– Tu peux t’asseoir là.

– …

– Tu veux boire quelque chose?

– Qu’est-ce que tu as?

– Du Bailey’s.

– Au moins tu n’as pas perdu ton sens de l’humour. Du Bailey’s…

– C’est très bon le Bailey’s.

– …

– Il doit rester une bière.

Elle a toujours détesté la bière. Qu’est-ce que fait cette bière dans son frigo?

– Tu n’étais pas à Paris, ces derniers mois.

– Non.

Silence.

D’accord, j’ai compris. Il va falloir que je lui arrache les mots de la bouche un par un et j’ai horreur de ça. Dans mon métier, c’est une règle essentielle: il est interdit de s’embourber dans un «tunnel» explicatif. Pourquoi ci, pourquoi ça, ça s’est passé comme ci, et j’ai fait croire que c’était comme ça, et bla-bla-bla et bla-bla-bla! Pourquoi faut-il que dans la vie nous soyons obligés d’en passer par là, bordel!

– Tu travailles, en ce moment?

– Non, je suis en congé. Et toi, ton feuilleton?

Quel feuilleton?

– Ton truc qui devait passer la nuit.

– Ne me dis pas que tu es la seule personne sur le globe terrestre qui n’ait jamais entendu parler de Saga?

– Eh bien si, je t’annonce que je suis la seule personne sur le globe terrestre qui n’en a jamais entendu parler. Ça a été diffusé?

– Tu veux me faire marcher, là…

– J’étais dans la Creuse. Pas de télé, pas de journaux, c’est tout juste si j’avais l’électricité. La Creuse, c’est la Creuse.

– Oui, ça a été diffusé.

– Tu étais content?

– Je ne sais pas si c’est vraiment le moment de te raconter ça.

– Mais si. En trois mots. Ça m’intéresse. C’était tellement important pour toi.

– Disons que… Disons qu’en un an j’ai fait un cycle complet autour du soleil en passant par toutes les saisons. J’ai fait une sorte de voyage initiatique à 180°, je suis parti comme Homère et je suis revenu comme Ulysse. Je me suis mis en abîme, je m’y suis penché et ça m’a fait peur. J’ai repoussé les limites jusqu’à ce qu’elles me repoussent à leur tour, et je suis allé très loin, par-delà le bien et le mal. Mais ça ne m’a pas suffi, il a fallu que je fricote avec le diable pour me rapprocher de Dieu et me faire passer pour lui à mes moments perdus. J’ai revisité la tragédie grecque, la comédie à l’italienne et le drame bourgeois, j’ai foulé Hollywood de mes pieds, et j’ai été, l’espace d’un soir, l’invité des princes. J’ai brassé mille destins tordus et me suis retrouvé en charge de vingt millions d’âmes. Mais tout ça est rentré dans l’ordre.