Petit silence mérité. J’ai tout fait pour.
– Et toi, Charlotte?
– Moi? J’ai fait un enfant.
– …
La porte de sa chambre est fermée.
– Le scénariste, c’est moi, Charlotte. Les coups de théâtre, les rebondissements et les répliques cinglantes, c’est mon métier.
– J’ai quand même fait un enfant. Et si tu as peur que je te pique les répliques, je vais faire dépouillé: il est de toi, il a trois mois, c’est un garçon, je l’ai appelé Patrick en me disant que d’ici trente ans ce sera un prénom unique, donc d’un chic absolu.
La porte de sa chambre est fermée.
… J’ai besoin de la scène explicative.
J’exige un très long tunnel, avec les retours en arrière et les mises au point narratives qu’il faudra.
J’ai toutes les questions à poser.
Elle les attend. Avec toutes les réponses.
Je sens que mes répliques vont perdre de leur verve.
– … Pourquoi?
– Parce que j’ai eu les résultats des tests à l’époque où tu as commencé à travailler sur ton feuilleton. J’aurais aimé te l’annoncer sans en faire une montagne, en prenant des précautions, je sais que tu es un garçon impressionnable. J’ai essayé plusieurs fois.
– Et alors?
– Tu me le demandes? Tu ne te souviens pas à quel point tout ça t’a rendu fou? Fou dangereux! Tu étais obsédé par ton feuilleton, tes collègues, tes personnages, plus rien d’autre ne comptait dans ta vie, essaie de me dire le contraire.
– J’ai peut-être été un peu polarisé…
– Même quand tu étais à la maison, tu étais là-bas. Tu vivais des choses tellement plus exaltantes qu’avec moi et tu me le faisais comprendre. Un soir tu m’as même dit: Comment ça va à ton boulot? J’ai pensé que Mildred pouvait faire ce genre de job un peu plan plan.
– Moi j’ai dit ça?
– Tu as dit nettement pire. Je préfère oublier.
– La Saga était la chance de ma vie! Elle tombait mal, c’est tout. Tu aurais pu comprendre! Être un tout petit peu patiente. Que tu te sois tirée en douce au fin fond de la Creuse à cause de ça, c’est dégueulasse!
– Ce n’est pas la seule raison, Marco. Il y a eu aussi… ça.
D’un tiroir, elle sort le script de l’épisode n° 5 de Saga et me le tend.
– À t’entendre tu étais en train d’écrire la 8e merveille du monde. Ce scénario tramait sur le lit, j’ai eu la curiosité d’y jeter un œil.
– …?
– Scène 21.
Je froisse la moitié des pages, mes mains sont de plus en plus moites… scène 21… scène 21… qu’est-ce que ça peut être que cette putain de scène 21, bordel de bordel?
21. SALON FRESNEL. INT. JOUR
Jonas Callahan et Marie Fresnel sont seuls dans le salon. Elle prépare du thé.
JONAS: Dites-moi, madame Fresnel, Camille a toujours été comme ça?
MARIE: Vous voulez dire aussi mélancolique, aussi affectée? Non. C’était une petite fille pleine de vie, elle était frondeuse, espiègle…
JONAS: Je vais tout faire pour qu’elle le redevienne.
MARIE: Vous êtes gentil, Jonas, mais si vous voulez mon avis, je peux vous dire ce qui lui redonnerait la force et l’enthousiasme qu’elle a perdus.
JONAS: Ce serait trop beau, qu’est-ce que c’est?
MARIE:… Un enfant.
Jonas se lève d’un bond, renverse sa tasse de thé brûlante sur ses genoux mais ne réagit pas. Il regarde fixement Marie.
JONAS: Je suis tellement amoureux de votre fille qu’elle aurait pu me demander n’importe quoi… Jeter ma vie de flic aux orties pour devenir le pire des voyous. Me vautrer dans l’alcoolisme pour ressembler à mon père. Aller déterrer Schopenhauer et le ramener à la vie pour lui faire avouer qu’il s’est trompé. Me mettre une balle dans la tête pour lui montrer que la mort n’a rien d’extraordinaire. Elle aurait même pu me demander bien plus. Mais pas un enfant!
Il se dirige vers la fenêtre pour fuir le regard de Marie.
JONAS: Qu’un autre le lui fasse, si ça peut la rendre enfin heureuse, mais ça ne pourra jamais être moi. L’idée même qu’un être puisse être issu de ma chair me fait horreur. Je veux que tout se termine après moi, je veux être la fin, je ne veux pas mettre au monde un petit être qui va souffrir tout au long de son existence et qui finira par en crever. Je ne veux pas m’en faire pour lui, j’ai déjà trop à gérer tout seul. Et si jamais je ne l’aimais pas, hein? Vous croyez que c’est naturel, l’amour? J’aurais trop peur de le détester dès son arrivée et lui faire payer d’être venu se poser entre moi et l’autoroute que je veux prendre à deux mille à l’heure. Mettre un enfant au monde…? Si je pensais que ce monde avait encore une chance, je ne serais pas devenu flic. Je n’ai pas besoin de me prolonger. Je n’aurai jamais d’enfant. Il quitte le salon.
Je referme le script et regarde Charlotte, plus belle que jamais.
– Il ressemble à quoi, ce môme?
L’AMOUR ET LA GUERRE
Louis.
Louis n’est pas mort.
Le Vieux…
Maintenant que j’ai l’âge qu’il avait quand nous nous sommes rencontrés, j’ai du mal à l’appeler comme ça. Il a passé la barre des quatre-vingts. Je ne comprends pas ce qui l’a fait tenir si longtemps. Ni pourquoi, tant d’années plus tard, il cherche à me revoir.
Il y a six mois, quand l’intégrale du Maestro a été rééditée, le Vieux avait son nom crédité au générique de Un animo delle sielle, son dernier film. Trente ans plus tard, Louis a fini par apparaître.
Je me suis passé en boucle tous les films du Maestro sur l’écran que mes gosses m’ont offert pour mes 55 ans. J’essayais d’imaginer, au milieu de toutes ces vieilleries, ce qui était né sous la plume de Louis. Parfois j’ai eu l’impression de le retrouver dans quelques répliques et autres idées tordues. Une chose est sûre, les images du Maestro sont restées intactes dans ma mémoire, je les sentais se réveiller en moi à mesure qu’elles défilaient sur l’écran. Je les avais rangées depuis toujours dans le même tiroir que mes souvenirs d’enfance.
Louis… Tu ressers d’outre-tombe et tant de choses ressuscitent avec toi. Aujourd’hui, je ne pourrais plus compter les choix que tu m’as inspirés depuis les trente dernières années. Grâce à toi, je suis devenu l’un des script-doctors les plus recherchés de cette partie du globe.
À la fin de la Saga, après la dissolution de l’équipe, j’ai écrit une dizaine de scénarios de longs-métrages. Certains m’ont apporté de grandes satisfactions morales, d’autres un gros paquet de fric. J’ai obtenu toutes les récompenses que l’on peut espérer dans le domaine. J’ai travaillé avec les réalisateurs pour lesquels j’avais une réelle estime.