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Et brusquement, tout ça m’a lassé.

Patrick allait sur ses dix ans, sa sœur Nina n’était encore qu’une petite chose rosâtre, Charlotte devenait une executive woman comme on n’en fait plus. J’aurais pu enchaîner les films les uns après les autres, imaginer de nouvelles histoires et découvrir des concepts forts, mais plus rien de tout cela ne m’amusait. C’était le moment ou jamais d’abandonner l’idée même d’avoir une œuvre.

J’ai retrouvé le grand frisson dans l’intervention d’urgence. «Allô…? Marco…? On ne peut plus sortir d’un tunnel dans le troisième tiers et il nous manque une relance avant la résolution du plot!» Dans ces cas-là, j’arrive ventre à terre avec ma trousse de premiers secours pour sauver les scénaristes du marasme. Je lis le script, je lui fais passer un check-up complet et je donne mon diagnostic. J’ai les pansements, les attelles, et toutes les piqûres nécessaires. Vingt ans d’assistance, vingt ans à rafistoler les canards boiteux, vingt ans à psychanalyser des scénaristes et des réalisateurs en pleine déprime. J’en ai vu défiler, des scénarios bancals et des génies dans la dèche! J’en ai vu pleurer, des producteurs au bord de la ruine et des acteurs en mal de personnage! J’aime le regard chargé d’espoir du malade après l’auscultation. J’aime qu’on me regarde comme un sauveur. Et même si tout ceci ne m’a pas rapporté la plus petite miette de gloire, j’ai le sentiment d’avoir exercé dans les règles de l’art.

– Charlotte? Je vais laisser tomber ce script sur Porfirio Rubirosa pendant deux ou trois jours. Louis a besoin de me voir.

– Tu ne te demandes jamais si c’est moi que tu laisses tomber.

– Toi? Mais… partout où je vais tu es là, dans mon cœur.

– Tu n’écris plus de dialogues depuis combien de temps?

– Une quinzaine d’années.

– Ça se sent.

* * *

Les jeunes disent que de nos jours, le tour du monde prend le temps d’un zapping. Pourtant, trente ans plus tard, il est toujours aussi difficile pour un étranger d’atteindre l’Albergo dei Platani. Le taxi a l’air de connaître.

Je me souviens de nos conversations avec Jérôme, tard dans la nuit, pendant que nous écrivions la Saga. Nous avions essayé de l’imaginer, ce monde futur et sa débauche de nouvelles images. Si à l’époque nous avions engagé les paris, nous les aurions tous perdus. Jérôme pensait que la télévision allait gangrener les cerveaux, que les bébés naîtraient avec des yeux carrés et de la corne sur le pouce du zapping. En fait, après avoir phagocyté le cinéma en salle, la télévision est tombée dans son propre piège d’omnipotence. A force de se voir proposer de plus en plus, de mieux en mieux et toujours plus loin, les téléspectateurs n’ont plus su quoi choisir et la durée de vie d’une émission est tombée sous le seuil des quatre secondes. C’était déjà le seul souci de Tristan, affalé dans son canapé. Il y a mieux sur une autre chaîne, il y a sûrement mieux ailleurs… De fait, il y a toujours mieux ailleurs, c’est aussi simple que ça. Leur ratatouille d’images et de son a lassé tout le monde, même la ménagère du Var. Le chômeur de Roubaix a disparu, quant au pêcheur de Quimper, je ne suis pas sûr qu’il ait vraiment existé.

Tous les trois sont devenus des esthètes. À la longue, ils ont compris que seul le cinéma donnait un peu d’amour. Depuis, ils se projettent des films sur leur écran géant, seuls ou en famille. Tranquilles. Car si l’on peut jeter sa télé aux orties, on ne peut pas se passer de films. Personne n’a encore trouvé mieux que ces deux petites heures de bonheur pour s’entendre raconter une histoire.

L’hôtel semble toujours aussi irréel. Aussi préservé. L’escalier casse-gueule n’existe plus, on accède à la bâtisse par une petite pente en ciment qui monte doucement jusqu’au seuil de l’hôtel. Une femme d’une cinquantaine d’années m’accueille en italien, je comprends tout ce qu’elle dit. Elle me conduit dans cette chambre qui fut la mienne jadis. Elle ne ressemble ni à une nurse ni à une épouse. Pendant que j’ouvre ma valise, j’entends un cri qui me vrille la moelle épinière.

– marcooooo! qu’est-ce que tu fooooouus?

Il a encore du coffre, le Vieux. Elle veut me conduire jusqu’à sa chambre, je lui dis que c’est inutile. Je n’imagine pas Louis en choisir une autre.

Il se redresse sur ses coussins et m’ouvre ses bras nus, maigres à faire peur. Je devine son crâne derrière un masque de peau grise. Sa voix graillonne, il n’y fait même plus attention et se racle la gorge dans un bruit odieux. J’ai peur de faire craquer son squelette en le serrant dans mes bras. Plus de lunettes, plus de sourcils, mais le regard est toujours là, malicieux, éclairé par cette lueur de bienveillance au fond de la rétine. Il nous faut une ou deux bonnes minutes avant de prononcer un mot. J’ai envie de chialer, mais il ne faut pas, il ne faut pas, bordel de merde. Louis, je t’en supplie, ne me dis pas que tu m’as fait venir pour te voir mourir. Ne déconne pas, Louis.

– Assieds-toi là.

Combien de fois ai-je raconté cette vision fugace du Maestro endormi dans cette chambre? Combien de fois ai-je décrit la table de chevet et la couleur des rideaux? À chaque nouvelle édition, j’inventais un détail, une impression. En trente ans, j’en ai fait un mausolée, de cette piaule.

– Gentil d’être venu si vite. Tu n’as donc rien qui te retient chez toi?

Je lui parle de Charlotte, de mes deux enfants, de mes petits-enfants, ça semble lui faire plaisir. Il veut des descriptions précises: choses vues et vécues.

– Tu as des photos?

Il les regarde avec un œil de connaisseur, comme s’il avait toute une dynastie derrière lui.

– Le boulot?

Je cite quelques titres parmi les plus connus de ma filmo. Il comprend vite que mon parcours n’est pas si éloigné du sien mais ne cherche pas à faire de rapprochements.

– Tu sais, Louis, dans un magazine, il y avait un portrait des dix réalisateurs européens les plus cotés de la nouvelle génération. Six ont cité Saga dans leurs souvenirs de gosses, et trois d’entre eux racontent à quel point le feuilleton les a influencés.

– Vrai?

– Tel quel.

Il sourit sans montrer ses dents. Je crois que ça lui fait plaisir pour de bon.

– Je n’avais pas entendu parler de cette vieillerie depuis longtemps. Tu penses que c’est regardable, de nos jours?

– Je n’ai pas essayé. Mais à part le cinéma, qu’est-ce qui tient le coup, trente ans plus tard?

– Il paraît qu’ils ont inventé un machin interactif où on peut régler le traitement comme si c’était le son ou le contraste de l’image.

– Ne m’en parle pas! Les enfants m’ont offert ça pour mon anniversaire avec un écran qui fait la dimension de ton mur. C’est une sorte de télécommande qui te permet d’intervenir directement sur la fiction. Techniquement, tu envoies une série de signaux qui font bifurquer différentes versions, je ne peux pas t’expliquer mieux que ça. Par exemple, tu as un bouton Humour, un bouton Sexe, un bouton Violence, tu peux aussi varier la psychologie des dix personnages principaux.

– Per la madonna!

– A tout moment, en appuyant sur le bon bouton, tu peux régler Humour +, Violence -, Exotisme +, et si tu veux que le personnage principal devienne méchant, tu appuies sur 1-. Tu as compris?

– Non, mais à t’entendre ça a l’air formidable.

– C’est d’une connerie totale. Dès les dix premières minutes, je n’ai pas pu m’empêcher de pousser tous les boutons à fond: sexe au maxi, violence au maxi, humour au maxi, tout! Je serais incapable de te décrire la chose hystérique que j’ai eue sous les yeux, un cocktail de sang et de rire qui t’explose à la tête, tous les personnages deviennent dingues, et toi aussi.