– Tu avais envie de te rassurer à l’idée qu’une bécane ne te piquerait jamais ton boulot.
– Peut-être. Mais pour l’instant, ce n’est pas encore au point.
– T’as eu des nouvelles des deux autres?
Cela me fait plaisir qu’il dise les deux autres.
– Au début on se téléphonait souvent, et puis, tu sais ce que c’est… J’ai suivi un peu leur parcours, de loin. Jérôme est devenu la star qu’on savait qu’il était, mais à l’époque nous étions les seuls. Il est passé à la réalisation, je crois.
– Il m’a écrit il y a douze ou treize ans pour me dire qu’il allait mettre en scène un film. J’avais l’impression qu’il me demandait mon autorisation. Comment s’appelait son truc?
– Full Moon Head. J’ai trouvé ça plutôt bien.
– Moi aussi, mais il eu raison de redevenir scénariste. C’est ce qu’il fait de mieux. Je l’ai vu sur une photo où il faisait campagne pour son pote président.
– Ensuite, il a quitté Oona pour épouser je ne sais quelle star qu’il a quittée au bout de quinze jours pour se remarier avec Oona. Les Américains étaient déjà comme ça quand les Lumière ont inventé le cinéma.
– Et maintenant, il fait quoi?
– Mystère. On ne l’a pas revu depuis cinq ans. Pareil pour Mathilde.
– Elle a fini par quitter son île?
– Au bout de trois ou quatre ans, ensuite elle a réécrit des romans.
– Rosés?
– Je n’en ai lu aucun. Et puis elle est partie en Angleterre où elle s’est mariée avec un duc ou quelque chose comme ça. Elle a disparu de la circulation il y a à peu près cinq ans.
– En même temps que Jérôme?
– En même temps. Impossible de savoir ce qu’ils sont devenus.
– Elle doit aller sur ses soixante-dix ans, la mère Mathilde. À cet âge-là on ne disparaît plus: on meurt.
– Dis, Louis, tu crois qu’ils auraient disparu ensemble?
Nous avons éclaté de rire tous les deux. L’heure qui a suivi n’a été qu’un long brainstorming, nous avons passé en revue tous les cas de figure possibles à propos des deux autres. Aucune des différentes versions n’était plausible, ni suffisamment folle pour devenir une vérité officielle. Nous avons donc gardé la plus lyrique: amoureux fous depuis toujours, Mathilde et Jérôme ont tout plaqué pour vivre un bonheur caché dans une contrée désertique où, en ce moment même, ils sont en train de concevoir une tripotée de petits scénarios.
– Avec l’âge, on devient mièvre, tu ne m’avais pas mis en garde, Louis.
Pour toute réponse j’ai eu droit à un graillon long comme le bras suivi d’un ou deux jurons en italien. J’ai embrayé sur la conversation, histoire de meubler.
– Il t’a laissé l’hôtel des Platanes?
– Il avait promis de mettre ça sur son testament, il l’a fait. Tout le monde s’en foutait, de cette baraque. Quand on dit que Rome est le seul endroit où attendre la fin du monde, c’est vrai, mais un poil au sud-est. Le problème c’est que je ne serai pas là pour voir la fin du monde.
Voilà bien ce que je redoutais depuis que je suis entré dans la chambre. J’en avais même le vague pressentiment au moment précis où Charlotte m’a parlé de son coup de fil. Les phrases qui réconfortent, le soutien, la métaphysique, je n’ai pas de talent pour ce genre de dialogue, Louis.
– Elle peut nous tomber dessus dans dix minutes, avec toutes ces menaces qu’ils nous ont inventées depuis le temps.
– Je peux te dire quand j’y passe à deux heures prêt, mais je préfère la boucler, tu te sauverais en courant. Tu n’as pas changé, hein Marco?
– Je n’ai jamais vu personne changer.
Silence.
Le genre suédois.
– Voilà une bonne question. Scénaristiquement, j’entends. Peut-on vraiment faire croire à une reconversion des personnages?
– Un personnage ne doit jamais être le même à la fin qu’au début, dis-je. Sinon on se demande à quoi ça a servi qu’il vive tout ce bordel. Quand tu penses que j’ai passé plus de cinquante ans de ma vie à adapter le réel, gommer toutes ses petites aspérités, l’orienter côté soleil ou côté pluie à ma guise. Toi qui fais encore partie de ce monde, tu dois savoir s’ils se sont enfin décidés à voter des lois contre des gens comme nous?
– Toujours pas.
– Les cons…
Il pose doucement sa tête de côté et ferme les yeux. Arrête ça immédiatement, Louis!
– Ne t’inquiète pas, ce n’est pas encore pour tout de suite. Va te promener et repasse me voir dans la soirée.
Je ne me le fais pas dire deux fois.
Après un verre de Chianti et une bonne grosse salade de tomates comme on n’en trouve plus dans aucune partie du globe, je suis retourné le voir. Une légère appréhension s’est dissoute au seuil de sa chambre. Par la fenêtre grande ouverte, il regarde du fond de son lit une colline qui rougeoie au loin dans la lumière du soir. Serein. Le genre de sérénité qui n’a rien pour rassurer.
– Qui est cette dame en bas, Louis?
– Une fille qui n’a jamais quitté la contrée. Nous sommes devenus des espèces d’amis, à la longue.
– Elle est douce. Elle est jolie.
– Seulement voilà, quand nous nous sommes connus, je n’avais plus beaucoup de battements de cœur à lui offrir. J’en avais juste assez pour moi.
Je laisse traîner ma main sur une tablette, près d’un livre. Il en profite pour la saisir et la serrer dans la sienne sans cesser de regarder sa colline.
– Je suis crevé, Marco.
– Tu as toujours aimé te plaindre.
– Regarde dans le tiroir de la table de chevet.
Il libère ma main, j’ouvre le tiroir et en sors un gros cahier de brouillon jauni. Je le feuillette avec un soin extrême de peur qu’il ne tombe en poussière. Chaque page est bourrée de griffonnages et d’annotations, de gribouillis de toutes sortes. Je reconnais l’écriture du Vieux.
– Une relique de l’époque.
– Celle où tu travaillais pour les Italiens?
– Je t’ai déjà raconté?
– Il y a trente ans.
– Tant mieux, j’ai intérêt à m’économiser. Tu te souviens de toutes les divagations qui nous traversaient la tête pendant la Saga?
– Les films qu’on n’écrirait jamais, les idées les plus inavouables, les dialogues les plus absurdes, les répliques les plus gonflées, tout ce qu’on n’oserait jamais montrer à des producteurs.
– Avec les ritals, nous passions notre temps à écrire, boire, manger et raconter ce genre de bêtises. J’avais la fâcheuse habitude de tout noter au lieu de laisser s’envoler tout ça dans la légèreté du moment. Vingt années de films perdus sont consignées dans ce cahier. Des répliques qu’aucun acteur n’a jamais prononcées, et des idées, en pagaille, des idées qui nous vaudraient directement la prison si on les divulguait. Je t’en fais cadeau. Tu peux utiliser le matériel ou le ranger dans un tiroir comme je l’ai fait. Tu es seul juge.
– Je ne peux pas accepter, Louis.
– Qu’est-ce que tu veux que Loretta en fasse? Ça va partir dans une benne à ordure!
Une quinte de toux interminable ponctue ce petit accès d’autorité. Son masque grisâtre devient écarlate, je ne sais pas quoi faire pour le secourir sinon lui taper dans le dos. Contre toute attente, ça le calme. Il reprend lentement son souffle.
– Si un jour tu revois les deux autres, dis-leur que je n’ai jamais cessé de penser à eux. Le sourire de Mathilde, les coups de gueule de Jérôme. Et surtout le regard de Tristan perdu devant son écran.