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Tout à coup, il s’agrippe très fort à mon bras, le temps d’un spasme, autant dire un siècle.

– Je vais appeler Loretta…

– Pas tout de suite!

Nouveau spasme. J’ai peur que mon cœur lâche avant le sien. Il me demande de l’aider à se coucher sur le côté.

– Je préfère fermer les yeux, continue de parler, dit-il.

– …

– Dis quelque chose, c’est ce que tu as de mieux à faire.

J’hésite encore. Le temps va me manquer. Prends ton courage à deux mains, Marco. Ou tu le regretteras le reste de ton existence.

– Tu sais, Louis… Il y a un point sur lequel on pourrait échanger deux ou trois mots, toi et moi. Mais je ne suis pas sûr que tu sois d’accord.

– C’est le moment ou jamais d’essayer.

Il a foutrement raison, le Vieux. C’est le moment ou jamais.

– Quelque chose me tracasse depuis le début, Louis. Mine de rien, j’y ai gambergé souvent. J’ai retourné ça dans ma tête des centaines de fois. Des milliers de fois. À la longue c’est même devenu comme un défi pour le scénariste que tu m’as aidé à devenir.

– Un problème de scénario? Tu ne pouvais pas mieux trouver. Je vais mourir en scène, comme Molière.

– Trente ans que j’analyse tous les paramètres de cette histoire. Que je fouille toutes les hypothèses. A tel point que j’en suis arrivé à la seule version à peu près crédible.

– Tu étais le meilleur de nous quatre.

– C’est à propos de la mort de Lisa. Ta Lisa…

– …

– C’est toi qui l’as tuée, Louis. Il n’y pas d’autre dénouement plausible. Il m’a fallu très longtemps avant d’oser accepter cette idée-là. Mais scénaristiquement, il n’y a pas d’autre solution. Pourtant, j’ai cherché, tu sais…

Il ouvre faiblement les yeux. Un très léger sourire vient redonner un peu de lumière à son regard.

– Cet après-midi, quand j’entendais ton pas sur le dallage, je me suis demandé si j’allais t’en parler ou pas. On se dit toujours que ça va soulager la conscience.

– Seulement, ta conscience n’a jamais demandé à être soulagée.

– Je crois même que c’est ce qui m’a fait tenir aussi longtemps, tu sais. Tout est allé mieux après sa mort. J’ai souffert, oui, mais autrement. Je pouvais m’imaginer sans elle, mais elle sans moi, c’était au-dessus de mes forces.

J’ai poussé un incroyable soupir de soulagement. De victoire.

– Donne-moi ta main, grand.

Il a refermé les yeux.

* * *

Il ne lâche plus ma main depuis de longues minutes. Je suis suspendu à son souffle.

– Quand je pense à cet hôtel, j’ai l’impression de mourir au-dessus de mes moyens…

– Tu charries, Louis. Celle-là, elle n’est pas de toi mais de Wilson Mizner, un scénariste hollywoodien.

Silence.

Sa main s’ouvre lentement et perd de sa force.

– Faux. Elle est d’Oscar Wilde. Je suis bien obligé de piquer une dernière réplique. Je n’ai rien trouvé de bien…

Tout son corps se fige d’un coup. Il cherche en lui la force de happer un peu d’air. Son bras tombe sur le bord du lit. J’ai passé la main sur ses yeux déjà clos.

Manhattan n’a plus rien à voir avec cette folie que j’avais eu à peine le temps d’entrevoir quand j’étais venu chercher Jérôme, il y a si longtemps. Tout est beaucoup plus calme, beaucoup plus clair. La ville semble exsangue. Son rythme cardiaque est passé sous la barre des trente pulsations minute. La Babylone d’antan est devenue une sorte de conglomérat géant et feutré où seule la finance a réussi à s’imposer.

Le taxi s’arrête devant un gros cube en verre et en acier que je reconnais sans l’avoir jamais vu, tout droit exhumé d’un vieux livre de géographie. Le siège de l’O.N.U.

– Ils ne veulent pas déménager, dit le chauffeur. Remarquez, ça donne un petit côté indéracinable, éternel. Plutôt rassurant, non?

Je m’approche du building avec mon sac à la main. L’Organisation des Nations Unies d’aujourd’hui ne ressemble plus à celle de jadis. Son autorité est désormais incontestable et aucun pays au monde ne s’aviserait de discuter ses décisions. Je passe devant un premier cordon de militaires qui vérifient mon laissez-passer et m’indiquent le chemin. Avant d’accéder à l’esplanade, j’entre dans un petit blockhaus où d’autres militaires me scannérisent des pieds à la tête. Rayons X et fouille au corps avec des instruments d’une précision insensée. Rien qui n’incite à la plaisanterie. Mon laissez-passer ressemble à une carte de crédit, on le glisse dans un appareil qui, de mon temps, aurait pu passer pour un détecteur de faux billets. Deux types en blouse blanche se penchent sur la bouteille rouge sortie de mon sac et m’interrogent du regard.

– Vodka.

– Pourquoi est-elle rouge?

– Elle est au poivre.

– Jamais vu.

– J’ai eu du mal à en trouver, j’ai dû la commander chez le fabricant, il lui en restait quelques-unes.

Malgré ma désarmante bonne foi, ils ouvrent la bouteille et en versent quelques gouttes dans un tube à essai pour vérification.

– Avalez-en une bonne lampée, vous comprendrez tout de suite.

– …?

Il ne faut pas plaisanter avec ces types, je le savais. Ce petit scientifique paranoïaque est à mille lieues de se douter que mes investigations pour parvenir à cette bouteille ne sont rien en comparaison des trois semaines que je viens de passer avant d’arriver ici.

Le Vieux n’a pas eu besoin de me pousser beaucoup, il fallait que je revoie Mathilde et Jérôme pour des centaines de raisons. Pour leur dire que notre équipe venait de perdre son leader. Pour savoir ce qu’ils deviennent et s’ils le deviennent ensemble. Pour voir la tête qu’ils ont aujourd’hui. Pour retrouver cette odeur qui flottait toujours autour de Mathilde. Et bien d’autres choses.

On me laisse traverser l’esplanade, j’arrive au pied du bâtiment où une escouade de types en costume cravate examinent un par un mon laissez-passer et m’indiquent un guichet au bout du gigantesque hall. Je m’attendais à un fourmillement d’individus mais je n’entends que l’écho de mes pas résonner dans un grand vide.

Disparus tous deux depuis cinq ans. Il m’a fallu commencer une carrière de détective, à mon âge. Quand je repense à ces personnages d’enquêteurs que j’ai créés! Toujours une astuce d’avance pour obtenir un indice! Moins performant, j’ai passé deux semaines au téléphone avant de retrouver espoir. J’ai mis Patrick à contribution, il a joué avec ses modems, ses écrans et tous ces trucs censés nous relier à l’humanité entière. J’ai essayé les maisons de production, la presse, les amis d’amis, tout. Je suis passé sans distinction de la piste Mathilde à la piste Jérôme pour les voir converger, enfin, puis disparaître.

Au guichet, le type qui regarde mon laissez-passer a l’air étonné.

– Avec qui avez-vous rendez-vous?

– Jérôme Durietz.

– Vous êtes sûr qu’il travaille ici?

– Et Mathilde Pellerin?

– Non plus. Mais vous avez un laissez-passer de type B.1.

– Et… ça veut dire quoi?

– On va vous conduire dans le bâtiment des conférences pour un entretien.

Il appelle un gars qui parle dans un talkie-walkie et me propose de le suivre. Ascenseur, dédale de couloirs et bureaux en enfilades. Tout le personnel est là, agité, préoccupé par l’avenir du monde. On me demande d’attendre près du distributeur de boissons chaudes.