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– À l’époque, je n’étais jamais meilleur qu’en pleine nuit. Le jour, je lambinais, rien ne me venait, et c’est tout juste si j’arrivais sur les coups de 19 heures avec une malheureuse réplique. Mais dès que la nuit tombait, la bête se réveillait et je m’acharnais sur la machine à écrire. Je travaillais dans des meublés minables, des bouges et des chambres de bonnes aux murs épais comme du papier à cigarettes, et dès que je m’y mettais, une armada de costauds menaçait de me casser en deux si je n’arrêtais pas sur-le-champ de faire du potin. Le destin peut se nicher dans des détails pareils.

Je ne me suis jamais posé la question du silence. Les scénaristes sont porteurs de bruit et de fureur mais leur travail commence bien avant le big bang, quand tout est vide et paisible.

– Quand je travaillais pour le Maestro, le problème était réglé. Il possède un hôtel aux environs de Rome, il en est même le seul client. Nous pouvions faire tout le boucan de la terre, personne ne s’en serait plaint.

Le mot Maestro est comme une aiguille piquée dans le bas du dos. Sans doute l’effet recherché par Louis qui croise les bras et nous toise avec un petit air satisfait. Jérôme et moi échangeons une œillade. Maestro précédé de le. Un moment de gêne s’installe, Louis est prêt à donner des détails mais aucun de nous ne se dévoue. Maestro… Maestro… Il doit s’agir d’un quiproquo. De Maestro, il n’y en a qu’un, et plus personne ne songe à l’appeler par son vrai nom.

– Vous voulez parler du vrai Maestro?

– N’en cherchez pas d’autres.

– Celui de Cinecittà?

– Qu’est-ce que vous croyez, là-bas j’étais un prince, mes petits gars!

En clair, Louis Stanick aurait travaille avec…

Impossible! Cela fait bien dix ans que le Maestro ne fait plus rien, s’il avait écrit un de ses films avec un scénariste français, j’en aurais entendu parler, je l’aurais lu dans les dizaines d’ouvrages consacrés à l’un des plus grands génies de l’histoire du cinéma.

Impossible.

– Un jour, je vous raconterai tout ce qui me lie à lui. Mais nous avons une Saga à mettre en marche d’ici-là.

Comme si Louis venait de l’appeler, Mathilde est arrivée fraîche et souriante, peut-être à l’idée de nous revoir. Elle sent toujours aussi bon, comme une odeur naturelle qui se ferait passer pour un parfum. Après nous avoir salués, elle a déballé quelques affaires, un bloc de papier, une bouilloire à thé et une espèce de lampe kitsch qui sert à avaler la fumée de cigarettes.

– Ce n’est pas pour moi que j’allume ça, c’est pour vous. Je fume le cigarillo.

En la voyant telle qu’elle est vraiment, enfin débarrassée de ses appréhensions, on découvre un joli visage blond, des cheveux impeccablement noués dans la nuque et une robe en vichy rouge qui lui donne l’air d’une amourette de campagne. Jérôme s’est lavé les mains au lavabo des toilettes puis s’est installé à califourchon devant un écran pour lui faire cracher ce qu’il avait dans le ventre. Fin prêts, nous nous sommes tous retournés vers Louis, comme si le coup d’envoi ne pouvait être donné que par lui.

– J’ai entre les mains les deux feuillets qui constituent le cahier des charges de cette Saga. J’ai bien dit: deux feuillets. Il est difficile de faire plus ridicule. Vous pouvez vous en épargner la lecture, je vais vous résumer:

1. Aucune scène d’extérieur.

2. La totalité de chaque épisode devra se dérouler en tout et pour tout dans quatre décors qui restent à déterminer.

3. Pas plus de dix personnages dans tout le feuilleton et jamais plus de six par épisode.

4. Si vous respectez les points 1, 2 et 3, vous avez une totale liberté de manœuvre pour les scripts.

Mathilde esquisse un sourire mi-gêné, mi-amusé, tout ceci doit lui paraître bien étrange. Quatre-vingts épisodes avec six personnages. A part un tournoi de ping-pong, je ne sais pas ce qu’on va pouvoir inventer pour les occuper. Jérôme demande si un cadavre compte pour un personnage.

– N’exagérons rien, ils peuvent prendre un éclairagiste pour faire le mort, dit Louis.

Jérôme nous explique qu’il a une grande habitude du massacre dans ce qu’il écrit. Il ne peut s’empêcher de parsemer ses scripts de macchabées, sans oublier une ou deux explosions pour donner du liant à l’ensemble. Louis, un poil narquois, lui demande si ses scénarios ont déjà été tournés et Jérôme baisse tout à coup les yeux.

Gêne…

Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’il s’agit d’une bourde. Louis, sans doute le plus confus des deux, embraye comme si de rien n’était.

– Là il faudra vous contenter d’un seul mort. On pourra éventuellement rajouter des blessés, avec des pansements, mais Séguret ne nous accordera rien de plus.

– Qu’est-ce que ça peut bien faire, après tout, puisque personne ne regardera, répond Jérôme.

– Six personnages sur quatre mois de diffusion quotidienne, dis-je, on risque de les épuiser très vite.

– On peut leur jouer ça façon Beckett, dit Louis. Deux pékins assis autour d’une caisse en bois, de la dérive verbale montée en boucle, et de temps en temps, l’un des deux se brosse les dents pour mettre un peu d’action.

– Je ne vois pas ce qui vous fait peur, dit Mathilde. Vous m’en laissez deux dans une chambre à coucher, si possible un mâle et une femelle, et je vous descends un bon paquet de quotas à moi toute seule.

Dit avec un tel aplomb, ça ne peut qu’être vrai.

Un bruit sinistre nous parvient de l’estomac de Jérôme. Il essaie de le cacher en portant une main à son ventre.

– Nous n’avons droit ni aux notes de frais ni aux tickets restaurant, dit Louis. En revanche, un crédit nous est ouvert chez Fly pizza, il suffit de téléphoner.

Jérôme décroche le téléphone illico. Dans le couloir, je vois passer une créature étrange, monstrueusement étrange, à la limite de la beauté et de la catastrophe naturelle. Personne ne l’a remarquée et je préfère ne pas la montrer du doigt, persuadé d’avoir une hallu. Deux autres femmes géantes la suivent de peu. Le film avec les nains me revient en mémoire.

– Cette Saga me perturbe plus que je ne l’aurais cru, dit Louis. Depuis trente ans que je crapahute dans ce métier, c’est bien la première fois qu’on me demande de faire n’importe quoi, et donc forcément, tout ce qui me passe par la tête. Tout ce dont j’ai envie. Mine de rien, ça fait quelque chose. Je ne sais pas encore s’il s’agit d’un cauchemar de médiocrité ou d’un rêve tardif.

– Vu ce qu’ils nous payent, je pencherais pour le cauchemar de médiocrité, dit Jérôme en guettant le livreur par la fenêtre.

– Nous en avons déjà parlé, Louis, je ne peux pas encore me résoudre à écrire de la merde à mon âge.

– Marco, Marco, ne comptez pas sur cette Saga débile pour vous faire un nom!

– Peut-être, mais elle me permettra de vivre, même petitement, de mon métier. C’est déjà un bonheur. Ce matin, je me suis réveillé comme un scénariste, je me nourris comme un scénariste, j’ai déjà des habitudes et des soucis de scénariste, parce que depuis ce matin, je suis un scénariste, nom de Dieu.

Je ne sais pas ce qui m’a pris de dire une connerie pareille. Peut-être était-ce une connerie de scénariste.

– Dans ce cas, il n’y a plus une minute à perdre, on se met au boulot fissa, dit Louis. Ce jour est à marquer d’une pierre blanche. Nous sommes le…?

– 29 septembre.

– Essayons de faire en sorte que ce 29 septembre reste historique. Après tout, l’Histoire, c’est un peu notre boulot.

* * *

Deux heures plus tard, la Saga n’en est pas encore au stade de la gestation, mais nous, ses géniteurs, avons franchi la première étape de l’approche amoureuse avant la grande copulation. Une approche cauteleuse, faite de regards appuyés qui s’étudient les uns les autres, de propositions hésitantes, au risque du ridicule. Nous avons fait comme tout le monde, partir des évidences et des lieux communs pour nous en éloigner avec un délicieux sentiment d’interdit. Entre nous quatre, il a très vite été question d’argent, de violence, et surtout, de sexe. Nous n’avons rien inventé sur les thèmes de départ, mais ils ont l’avantage d’être là sans qu’on les cherche. Sans être astreints à séduire autrui, il reste le plaisir de nous faire rêver nous-mêmes, dernier rempart contre l’ennui et la mauvaise humeur. Prendre du plaisir à imaginer un tombereau de fariboles, c’est trouver d’emblée une dynamique de travail à long terme. Une tendance s’est affirmée tout de suite: ne refuser aucune proposition, si farfelue soit-elle.