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Au bout d’une quinzaine de jours, j’ai réussi à coincer Oona qui travaille pour un trust californien. Elle se souvenait de moi. Sur l’écran, elle ressemblait toujours au rêve parfait d’un seul homme. Elle m’a raconté sa vie, ses diverses séparations avec Jérôme, jusqu’à la dernière qui semble définitive. Elle m’a annoncé la mort de Tristan, il y a trois ans. Nous avons bavardé jusqu’à ce qu’elle me dise que Jérôme travaillait à l’O.N.U. Elle en était la première surprise et bien incapable de me dire ce qu’il y faisait. Elle m’a promis d’essayer de le joindre, sans garantie.

Deux types me questionnent comme si j’étais suspect. Ils veulent savoir qui je suis, comment j’ai connu Jérôme et Mathilde et ce que je leur veux aujourd’hui.

– Ne le prenez pas mal, ce sont les consignes de sécurité.

– Si Jérôme est dans la maison, prévenez-le que je suis là.

– Ça n’ira pas plus vite.

J’ai appris la patience en trois semaines. Ça m’a rappelé l’époque où je traquais la femme de ma vie sans que personne ne daigne me mettre sur la voie. La piste Mathilde n’a rien donné de fructueux les premiers jours. Depuis longtemps, elle fait don de ses droits d’auteur à diverses associations qui parlent d’elle comme d’une sainte, sans jamais l’avoir vue. Son duc de mari reste très discret, échaudé qu’il est par la presse à sensation qui ne les a jamais lâchés. Il a fini par me dire qu’il avait reçu une longue lettre pour la procédure de divorce, envoyée de l’O.N.U. J’ai donc fait le siège de cette glorieuse institution jusqu’à ce qu’ils enregistrent ma demande. Un matin, au bord du découragement, j’ai enfin reçu le laissez-passer.

À force de tourner en rond dans un magasin duty-free, j’ai envie de crier un bon coup, juste pour me détendre les nerfs. Une hôtesse me conduit dans le bâtiment de l’assemblée générale, j’ai l’impression de prendre du galon. Au détour d’un couloir, j’aperçois la grande salle, celle où siègent les représentants de tous les pays du monde. L’hôtesse m’a confié à des sbires encravatés qui m’ont aidé à franchir les derniers mètres, au dernier étage du bâtiment, dans un recoin attenant à la coupole.

Au bout de trois salles de réunion complètement vides et une série de couloirs déserts, nous arrivons devant une longue porte coulissante épaisse comme celle d’un coffre-fort. Ils me prient d’entrer et restent à l’extérieur.

Je me retrouve dans un petit sas qui finit par s’ouvrir.

La pièce ne contient pas grand-chose, à part une très longue table en verre avec une chaise à chaque bout.

Jérôme est assis devant un large écran vidéo qui passe un reportage. Au beau milieu d’un gigantesque planisphère hologramme, la frêle silhouette de Mathilde se perd entre le Japon et l’Australie. Le son de la vidéo couvre le bruit de mes pas. Leurs sens ne sont plus assez aiguisés pour deviner ma présence.

Je les regarde un instant, sans me manifester. Avec sa silhouette replète, sa barbe poivre et sel, Jérôme ressemble à un vieux baroudeur qui a décidé de poser ses valises. Il a même abandonné ses allures de fêtard hollywoodien pour retrouver ses fringues élimées d’antan. Mathilde ressemble à une vieille institutrice rigide et consciente de son devoir. Un tailleur gris à jupe longue, des cheveux noués dans la nuque et des petites lunettes ovales. Elle ne fume plus.

Il fait un arrêt sur image et se retourne vers elle en faisant une moue.

– Dites, vous ne trouvez pas qu’ils déconnent sérieusement avec leur Front pacifique?

Elle ne répond pas et hausse très légèrement les épaules.

– Ne faites pas la sourde oreille, bordel!

– Ils tiendront le coup si nous les aidons.

– Ben voyons… Vous avez déjà oublié le sommet de Cordoue?

– La situation est complètement différente depuis que nous avons fait entrer Jeffrey dans la course. Ils ont confiance en lui, c’est une figure charismatique, il sera élu.

– Je veux bien attendre jusqu’aux élections, ensuite je prendrai des dispositions.

Silence. Il remet sa vidéo en marche, elle sort de son planisphère pour consulter un classeur ouvert sur la grande table en verre.

– Puisque vous semblez en mal de dispositions, vous avez pensé à Stockholm?

– J’en étais sûr…

– Mon cher, il faudra bien qu’on en parle.

– Je suis en train de chercher une solution.

– L’embargo ne suffira pas.

– Je sais!

– Ce n’est pas en haussant le ton qu’on y arrivera.

– Ils commencent tous à me faire chier avec cette connerie de forêt boréale!

– J’avais saisi.

– J’attends le rapport et je vous propose un bon petit retournement de situation dont j’ai le secret, ils ne verront rien venir.

– Je ne vous laisserai pas toucher, même en pensée, aux accords des Deux Atolls. Essayons d’imaginer quelque chose de moins… rustique.

– Merci pour le rustique.

– Ce petit chercheur italien a obtenu des résultats formidables, il faudrait l’envoyer là-bas. Ça redonnerait un peu de punch. Il s’agit juste de trouver un prétexte. Le Nobel?

Elle lève tout à coup le nez de son classeur et se retourne vers lui, radieuse.

– Excellente idée! Enfin je vous retrouve, mon ami. Si vous aviez quelque chose d’aussi brillant pour l’incident de Kobé…

– Il faut leur acheter une loi et c’est réglé.

– Jamais!

Je ne peux plus retenir un éclat de rire. Surprise, Mathilde porte une main à son cœur et Jérôme se dresse sur son fauteuil.

Seul le regard d’un ami peut transformer une étincelle en incendie. Une douce chaleur est partie du cœur pour venir réchauffer mon corps tout entier.

* * *

Jérôme a ouvert des yeux ronds comme des soucoupes devant la bouteille de vodka.

– On en trouve encore?

– Non.

Il sort trois verres d’un petit meuble caché dans un mur. Je leur propose de trinquer à la mémoire du Vieux.

– Il est mort quand?

– Il y a un mois, dans son hôtel.

Nous cherchons chacun quelque chose à dire mais un petit rien nous en empêche. Un précepte de Louis: «Le scénario ce n’est pas du verbe, c’est avant tout de l’image. Aucun dialogue n’est meilleur que le silence.»

Nous avons levé et entrechoqué nos verres bien haut.

En avalant une gorgée rouge, le beau visage creusé de Mathilde s’est brouillé tout à coup.

– Même à l’époque je me demandais ce que vous trouviez à ce poison.

L’effet madeleine vient nous empourprer les joues. L’alcool précipite vers la tombe mais il a aussi le pouvoir de faire rajeunir de trente ans en quelques secondes.

– Ils ne vous ont pas fait trop de misères, en bas?

– Le Procès de Kafka, rien de plus.

– On ne peut pas y faire grand-chose, ils sont assez chiants sur la sécurité. Il faut dire que tu es notre première visite depuis des années, ça leur a fait tout drôle.

– Je vous ai écoutés bavarder. Le dialogue avait l’air bon mais je n’ai pas compris la moindre réplique.

Leurs regards se croisent un court instant. Ils se sourient. Rien d’amoureux, rien d’ambigu. Juste une extraordinaire connivence. Jérôme, un peu embarrassé, me montre le sol du bout de l’index pour me désigner la salle de l’assemblée générale, sous nos pieds.

– Au début, nous ne devions pas rester si longtemps. Ils avaient juste besoin d’un coup de main, en dessous.

– Les délégués?

– Ils nous ont «invités» en tant que consultants, il y a cinq ans. On n’est jamais repartis.