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En partant vaguement de la suggestion imbécile de Séguret, nous avons situé le tout dans un immeuble moderne avec un palier où se croisent deux familles. L’une d’elles est parfaitement classique, le père est cadre, la mère fait un mi-temps dans une association caritative, la fille aînée est étudiante en philo et le fils de seize ans redouble sa seconde. L’autre famille est plus atypique, voire fol-dingue, elle est revenue depuis peu en France après avoir passé vingt ans aux États-Unis (idée de Jérôme). Le père est le guitariste d’un groupe de rock qui a eu son heure de gloire dans les années soixante mais continue de tourner. La mère est la secrétaire d’un éditeur de livres d’art, leur fils de vingt-cinq ans veut être flic à Interpol (il est en train de passer les concours) et sa sœur de quinze ans est une surdouée (dotée d’une intelligence supérieure, aucun des siens ne peut la comprendre. Idée de Mathilde que nous n’avons pas essayé de discuter, elle se démerdera avec). Tout ça n’étant absolument pas définitif mais une vague base de concertation. Il est presque 15 heures quand, pour nous détendre, nous commandons d’autres pizzas en cherchant des noms pour tous ces braves gens. Pour la famille lambda, quelques-uns ont fusé: les Martinet, les Portier, les Tisseron, les Garnier, et bien d’autres.

– Je veux bien éviter toute connotation xénophobe ou religieuse, mais il ne faut pas non plus exagérer, on peut trouver mieux, a dit Louis.

J’ai évoqué mes voisins de palier qui ressemblent un peu à ceux-là, ils ont une Safrane bleue qui ne dépasse jamais les trente à l’heure et s’appellent Avoine. Ceux de Mathilde s’appellent Durand-Cochet. Avec mes Avoine, j’ai eu l’air ridicule.

– Qu’est-ce que vous pensez de «Matignon»? a demandé Jérôme. Serge et Claudine Matignon. Tout le monde a envie de savoir quels emmerdements peut avoir la famille Matignon.

– Impossible! a dit Mathilde, c’est le nom du vieux monsieur qui vient tenir compagnie à ma mère depuis que papa nous a quittées.

– Serge?

– Non, pas Serge, mais c’est tout de même gênant.

– Il est insomniaque? a demandé Jérôme.

– Non, pourquoi?

– Il prend son petit déjeuner à 4 heures du matin?

– Non.

– Son magnétoscope a été frappé d’une malédiction et se déclenche tout seul en pleine nuit?

Elle hausse les épaules.

– Alors comment voulez-vous que votre Matignon regarde cette Saga à la con? Il n’en saura jamais rien, c’est là notre drame. Vous pourriez même dévoiler son prénom, son numéro de sécu, les petits mots doux qu’il susurre après l’orgasme, tout, parce qu’il n’entendra jamais parler de nos histoires.

– On fait tout ce qu’on veut, Mathilde, on nous l’a assez répété!

– J’ai dit: pas de Matignon.

– Fresnel, ça vous va? propose Louis. Personne n’a culbuté ou égorgé ou fait chanter un Serge ou une Marie Fresnel? Bon, c’est réglé. Les voisins américains, on les appelle comment?

Jérôme a suggéré Callahan, c’est le nom de Clint Eastwood dans Dirty Harry. Pour faire un heureux à bon compte, nous acceptons à l’unanimité. Nous aurons donc Walter et Jane Callahan, et leurs enfants Jonas et Mildred.

FRESNEL versus CALLAHAN.

Que les meilleurs gagnent!

– Vous vous rendez compte qu’on va vivre avec eux pendant des semaines et des semaines?

– On ne choisit pas ses amis, on choisit sa famille.

Les deux décors se sont imposés d’eux-mêmes: le salon des Fresnel et celui des Callahan, impossible de tirer plus à l’économie. Les deux autres décors ne nous sont pas utiles pour l’instant, il faut d’abord savoir où nous conduisent ces huit individus. D’heure en heure les choses se sont affinées. Mathilde nous a demandé pourquoi nous tenions tant à avoir des couples. Pourquoi ne pas imaginer au contraire les couples que nous aimerions voir se former sans que ce soit clairement défini au départ?

Serge Fresnel, le mari de Marie, est donc mort aussi vite qu’il est né. Marie ne s’est jamais remariée, et ses enfants ne sont pas pressés d’avoir un nouveau père. Pour remplacer Serge, nous avons créé Frédéric dit «Fred», c’est le propre frère du défunt, un doux dingue hébergé par Marie et ses enfants. Fred est inventeur et sort rarement de son atelier (sauf pour nous tirer de certaines impasses). Un inventeur, ça plaît toujours. Les gosses, Bruno (le cancre) et Camille (l’étudiante en philo) sont encore embryonnaires.

Walter Callahan, lui, est père célibataire. Il a eu ses deux enfants avec une certaine Loli qui les a quittés après avoir accouché du second. Elle ne donne jamais de nouvelles, on ne sait pas où elle est ni ce qu’elle fait, nous la ressortirons au moment crucial. Louis a tenu ferme sur l’idée du départ mystérieux de l’ex-madame Callahan, on aurait dit un combat contre un vieux démon personnel. Je ne sais pas si avec tout ça nous donnons une image très fiable de la famille. À quoi bon, du reste, puisque aucun parent ne s’identiefera jamais aux nôtres. Les cœurs solitaires vont pouvoir se rencontrer. Marie Fresnel et Walter Callahan ont quatre-vingts heures devant eux pour lorgner l’un vers l’autre.

Pour l’épisode n° 1, Louis nous a proposé un peu de travaux pratiques, histoire de nous dégourdir les doigts. Il s’agissait d’écrire quelques lignes la trame générale de l’épisode et de choisir certains éléments chez chacun de nous. Il ne faut jamais oublier que notre liberté est totale, a fortiori du point de vue de la méthode. Vu la destinée de cette Saga, il faut au contraire bousculer toute idée d’orthodoxie, puisque personne ne s’en plaindra.

Économisez-vous, dit Louis, un épisode Pilote sert surtout à présenter les personnages et les lieux. Souvenez-vous que pour chacun de nous, ces cinquante-deux minutes de calembredaines vont nous rapporter des cacahouètes, ce n’est pas la peine de réécrire Autant en emporte le vent, O.K.?

* * *

Nous avons lu avec précision le travail des autres. Là encore, les sensations que m’inspire cet exercice sont d’ordre amoureux. Les amants enfin nus osent se montrer tels qu’ils sont. Ils ont une manière de dire: moi, je suis comme ça, voilà ce que j’aime, avec tout ce que ça peut avoir d’obscène ou de désuet. Le tout nous a pris deux bonnes heures. D’emblée nos styles s’affirment dans leur expression la plus immédiate, nous savons désormais de quels matériaux sera faite notre Saga. Et pour l’instant, rien n’est incompatible.

Mon synopsis donne à peu près ceci:

Marie Fresnel est criblée de dettes. Sa famille sera bientôt a la rue, sauf si elle décide de céder aux pressions de tous les hommes qui l’entourent.