Un jour, au commencement de juin, le docteur Khôbotov vint pour affaire chez André Efîmytch, et, ne l’ayant pas trouvé chez lui, il alla dans la cour pour le chercher. On lui dit que le vieux docteur était à l’annexe. Khôbotov y entra, et, arrêté dans le vestibule, il entendit la conversation suivante :
– Nous ne nous accorderons jamais et vous ne me convertirez jamais à votre croyance, disait Ivan Dmîtritch exaspéré. Vous ne savez rien de la réalité et vous n’avez jamais souffert. Vous vivez comme une sangsue, de la souffrance d’autrui. Moi j’ai souffert sans trêve depuis le jour de ma naissance. Aussi je vous le dis nettement : je me considère, à tous les points de vue, comme plus élevé et plus compétent que vous. Ce n’est pas à vous de me donner des leçons.
– Je n’ai pas du tout la prétention de vous convertir à ma façon de voir, répondit André Efîmytch paisiblement, regrettant qu’on ne voulût pas le comprendre. La question n’est pas là, mon ami, La question n’est pas que vous ayez souffert et moi pas. Les souffrances et les joies sont fugitives ; laissons-les de côté ; Dieu les garde ! L’important est que nous pensions ensemble. Nous nous sentons l’un et l’autre capables de penser et de raisonner ; cela nous rend solidaires comme s’il n’y avait dans nos manières de voir aucune divergence. Si vous saviez, mon ami, combien me pèsent la sottise universelle, la médiocrité et la stupidité, et quelle joie j’éprouve chaque fois que je viens causer avec vous ! Vous êtes un homme plein d’esprit et je me délecte avec vous.
Khôbotov poussa la porte et regarda dans la salle. Le docteur, et Ivan Dmîtritch, en bonnet de coton, étaient assis l’un à côté de l’autre sur le lit. L’aliéné grimaçait, frissonnait et se drapait convulsivement dans sa capote. Le docteur était immobile, tête basse, et son visage était rouge, abattu et triste. Khôbotov leva les épaules, sourit, et fit un clignement d’œil à Nikîta ; Nikîta leva lui aussi les épaules.
Le lendemain, Khôbotov revint à l’annexe, accompagné de l’aide-chirurgien. Tous deux s’arrêtèrent dans le vestibule et écoutèrent.
– Je crois que notre petit oncle est tout à fait timbré ! dit Khôbotov en sortant.
– Seigneur, ayez pitié de nous, pauvres pécheurs !… soupira le pieux Serge Serguiévitch, évitant soigneusement de salir aux flaques d’eau ses bottes fraîches cirées. Je dois vous l’avouer, très estimé Eugène Fiôdorovitch, je m’attendais à cela depuis longtemps !
XII
À partir de ce jour-là, André Efîmytch remarqua autour de lui quelque chose de mystérieux. Les infirmières, les aides et les malades le regardaient curieusement quand ils le rencontraient, et ensuite chuchotaient quelque chose entre eux. La petite Mâcha, la fille du surveillant, qu’il aimait à rencontrer dans le jardin de l’hôpital, s’enfuyait maintenant sans raison quand il s’approchait d’elle tout riant, pour la caresser. Le maître de poste, après l’avoir écouté, ne disait plus : « Parfaitement exact ! » Il marmottait seulement, avec une gêne incompréhensible : « Oui, oui, oui… », et il le regardait d’un air pensif et affligé. Il se mit, hors de propos, à conseiller à son ami de ne plus boire de vodka et de bière. Mais, en homme délicat, il ne lui dit pas cela tout droit ; il parlait tantôt d’un chef de bataillon, excellent homme, tantôt d’un aumônier de régiment, brave garçon, qui buvaient, et devinrent malades, mais ils cessèrent de boire et revinrent à leur état normal. Khôbotov, deux ou trois fois, vint voir André Efîmytch, il lui conseilla lui aussi de renoncer aux boissons alcooliques et lui recommanda, sans cause précise, de prendre du bromure.
Au mois d’août, André Efîmytch reçut du maire de la ville une lettre l’invitant à aller le voir pour une affaire très importante. Au jour fixé, André Efîmytch trouva réunis, au bureau municipal, le chef de recrutement, le surveillant de l’école du district, un membre du conseil municipal, et un gros monsieur blond, qu’on lui présenta comme docteur en médecine. Ce docteur, au nom polonais difficile à prononcer, habitait dans un haras, situé à trente verstes de la ville, et n’était là que de passage.
Quand tout le monde se fut salué et se fut assis autour de la table, le membre du zemstvo se tourna vers André Efîmytch et lui dit :
– Nous avons là un petit rapport qui vous regarde, monsieur. Eugène Fiôdorovitch dit que la pharmacie est à l’étroit dans le bâtiment principal de l’hôpital et qu’il faut la transférer dans l’une des annexes. Évidemment, c’est peu de chose, on peut l’y transporter ; mais la difficulté est que, pour cela, l’annexe a besoin d’être remise à neuf.
– Oui, dit André Efîmytch, réfléchissant, on ne peut rien faire sans la remettre à neuf. Si on transforme le pavillon d’angle en pharmacie, je présume qu’il n’y faudra pas moins de cinq cents roubles. C’est une dépense improductive.
Il y eut un court silence.
– J’ai déjà eu l’honneur d’exposer, il y a dix ans, reprit André Efîmytch, d’une voix douce, que cet hôpital, dans sa forme actuelle, constitue pour la ville un luxe au delà de ses moyens. Cet hôpital a été construit vers 1840, époque à laquelle les ressources étaient très différentes. La ville dépense trop en constructions superflues, et en fonctions inutiles. Je tiens que, pour la même somme d’argent, on pourrait, avec d’autres combinaisons, entretenir deux hôpitaux modèles.
– Bon, indiquez-nous ces autres combinaisons ! dit vivement le membre du conseil municipal.
– J’ai déjà eu l’honneur de proposer qu’on plaçât le service médical sous le contrôle du zemstvo.
– Nous remettrons l’argent au zemstvo, il le subtilisera, dit en riant le docteur blond.
– C’est l’usage, accorda le membre du conseil municipal en riant, lui aussi.
André Efîmytch jeta sur le docteur blond un regard terne et las, et dit :
– Il faut être juste.
Il y eut un nouveau silence. On apporta du thé. Le major de la place, très ému on ne sait pourquoi, toucha par-dessus la table les mains d’André Efîmytch et lui dit :
– Vous nous avez tout à fait oubliés, docteur. Au reste, vous êtes un vrai moine ; vous ne jouez pas aux cartes ; vous n’aimez pas les femmes ; vous vous ennuyez avec votre prochain.
Tous se mirent à dire combien il était ennuyeux pour un honnête homme de vivre dans cette petite ville, sans théâtre, ni musique. À la dernière soirée dansante, au club, il y avait vingt dames et tout juste deux cavaliers. La jeunesse de maintenant ne danse plus ; elle se presse autour du buffet et joue aux cartes. André Efîmytch, d’une voix douce et lente, sans regarder personne, exprima combien il était regrettable, profondément regrettable, que les habitants perdissent toute leur énergie vitale, leur cœur et leur esprit, à jouer aux cartes et à commérer ; ils ne savaient, ni ne voulaient employer leur temps à la lecture ou à quelque conversation intéressante, ils ne voulaient pas goûter les jouissances que donne l’esprit. Les choses de l’esprit sont cependant seules attachantes et importent. Tout le reste est mince et bas.
Khôbotov écoutait son collègue avec une grande attention, et tout à coup il lui demanda :
– André Efîmytch, quel jour sommes-nous ?
Quand le docteur eut répondu, Khôbotov et le médecin blond, d’un air d’examinateurs qui pressentent l’ignorance de celui qu’ils interrogent, se mirent à lui demander quelle date c’était, combien il y a de jours dans l’année, et s’il était exact qu’il y eût dans la salle 6 un remarquable prophète.