Alexandre Ivânytch fit un effort pour sourire et se passa la main sur le front :
– Mais, par bonheur, elle tomba près de moi et ne m’effleura que ce côté. Mon habit, mon gilet furent déchirés, la peau emportée. La force avec laquelle la benne arriva était effroyable… Après cela, je perdis connaissance. On me tira du puits, et on me porta à l’hôpital. J’y demeurai quatre mois, et les docteurs dirent que j’allais devenir phtisique. Et en effet, maintenant je tousse sans cesse, la poitrine me fait mal, et j’ai de singuliers troubles psychologiques ; quand je suis seul dans une chambre, j’ai des peurs terribles. Dans un pareil état de santé, je ne pouvais pas devenir chef mineur. Je dus quitter l’école.
– Et maintenant que faites-vous ? lui demandai-je.
– J’ai passé l’examen pour être instituteur de campagne. Je suis maintenant orthodoxe et j’ai le droit d’être nommé. À Novotcherkâssk, où j’ai été baptisé, on a pris grand intérêt à moi et on m’a promis une place dans une des écoles dépendantes du clergé. Dans deux semaines, je retournerai là-bas et je la redemanderai.
Alexandre Ivânytch quitta son pardessus et demeura vêtu, comme un homme du peuple, d’une chemise russe à col soutaché, retenue par une ceinture de soie.
– Il est temps de dormir, dit-il, bâillant et roulant son pardessus en forme de traversin. Voyez-vous, fit-il, jusqu’aux derniers temps j’ignorais Dieu complètement. J’étais athée. Lorsque je me trouvai couché à l’hôpital, je me ressouvins de la religion, et je commençai à penser sur ce sujet. À mon avis, pour le penseur, il n’y a qu’une religion possible : c’est la religion chrétienne. Si vous ne croyez pas au Christ, vous ne pouvez croire à rien. N’est-ce pas ? Le judaïsme a fait son temps et ne vit encore qu’à cause de certaines particularités du peuple juif. Dès que la civilisation touchera les juifs, il ne restera pas trace du judaïsme. Remarquez-le : tous les jeunes israélites sont athées. Le Nouveau Testament est la continuation naturelle de l’Ancien. N’est-ce pas ?
J’aurais voulu me faire expliquer les causes qui avaient pu amener Alexandre Ivânytch à un pas aussi hardi et aussi sérieux qu’un changement de religion, mais je ne pus jamais tirer de lui que cette affirmation : « Le Nouveau Testament est la continuation naturelle de l’Ancien, » phrase qui n’était manifestement pas de lui, phrase apprise, et qui n’éclairait pas la question. J’eus beau le retourner et ruser, ces causes demeurèrent pour moi obscures. S’il fallait croire, comme il l’assurait, qu’il eût embrassé l’orthodoxie par conviction, il était impossible, par ses paroles, de comprendre en quoi consistait cette conviction, ni sur quoi elle se basait. Supposer qu’il eût changé de religion par intérêt, on ne le pouvait pas non plus. Ses vêtements bon marché et fripés, sa vie aux dépens du monastère, et l’incertitude de son avenir n’annonçaient pas de grands profits. Il fallait donc s’arrêter à l’idée que ce qui avait pu l’induire à changer de religion, était cet esprit inquiet qui le poussait comme un duvet de ville en ville, et qu’il appelait, d’après une définition toute faite : l’aspiration à l’instruction.
Avant de me coucher, je sortis dans le corridor boire de l’eau. Quand je revins, mon compagnon, debout au milieu de la chambre, me regarda avec effroi. Son visage était d’une pâleur livide, et de la sueur perlait à son front.
– J’ai les nerfs affreusement dérangés, murmura-t-il avec un sourire maladif. Un détraquement psychologique complet. Au surplus, tout cela n’est que misères…
Et il se mit de nouveau à alléguer que le Nouveau Testament est la continuation naturelle de l’Ancien, et que le judaïsme a fait son temps. Pérorant, il semblait vouloir ramasser toutes les forces de sa conviction, étouffer l’inquiétude de son âme et se démontrer qu’en changeant la religion de ses pères il n’avait rien fait d’effroyable et de particulier, mais qu’il s’était comporté en homme pensant et libre de préjugés, et que, par suite, il pouvait rester seul dans une chambre, tête à tête avec sa conscience. Il cherchait à se convaincre, et, du regard, me demandait aide…
Entre temps, notre chandelle avait fait une longue mèche disgracieuse. Le jour commençait à poindre. On distinguait déjà, à travers la petite fenêtre bleuissante et triste, les deux rives du Donéts et des bouquets de chênes au delà du fleuve. Il fallait se décider à dormir.
– La journée de demain sera fort intéressante, dit mon compagnon quand j’eus éteint la chandelle et me fus couché. Après la première messe, il y aura une procession en canots du monastère à l’ermitage.
Le sourcil droit levé, la tête penchée sur le côté, il se mit en prières devant l’Image, puis, sans se déshabiller, il s’étendit sur son canapé.
– Oui ! soupira-t-il en se tournant sur le côté.
– Quoi, oui ? lui demandai-je.
– Quand j’embrassai l’orthodoxie à Novotcherkâssk, ma maman me cherchait à Rostov. Elle sentait que j’allais changer de foi.
Il soupira et ajouta :
– Il y a déjà six ans que je ne suis pas allé là-bas au gouvernement de Moguîlov. Ma sœur doit s’être mariée.
Il se tut quelque temps, puis, voyant que je ne dormais pas, il se mit à dire doucement que, grâce à Dieu, on lui donnerait bientôt une place et qu’il aurait enfin une situation fixe, son coin à lui et sa nourriture assurée.
Et moi, m’assoupissant, je songeais que cet homme n’aurait jamais de situation fixe, son coin à lui, et sa nourriture assurée… Il rêvait tout haut à sa place d’instituteur comme à la terre promise ; il partageait le préjugé de la majorité des gens quant à la vie errante, et la regardait comme quelque chose d’anormal et d’insolite comme une maladie. Il espérait le bonheur dans un train-train de vie coutumière. On sentait, dans le son de sa voix, la conscience et le regret de son anomalie ; il semblait vouloir s’en excuser et se justifier…
À moins de deux pieds de moi était couché un vagabond ; derrière les murailles des chambres d’à côté et dans la cour, autour des télègues, parmi les pèlerins, plusieurs centaines de vagabonds attendaient le jour ; et si, poussant plus loin encore, j’avais pu embrasser d’un coup d’œil toute la terre russe, quelle multitude de pareils vagabonds, de roule-les-champs, semblables à l’aigrette plumeuse des herbes de la steppe, n’aurais-je pas vue, par voies et par chemins, chercher où être mieux, ou, rêver, dans l’attente de l’aube, à la belle étoile sur l’herbe, ou dans les auberges et dans les hôtels ?… M’assoupissant, je songeais combien tous ces gens-là se seraient étonnés et sans doute réjouis, s’ils eussent pu trouver des raisons et des mots suffisants pour se démontrer que leur vie n’a pas besoin de plus de justification que toute autre.