Vaguement endormi j’entendis le clocher sonner d’une voix plaintive, comme s’il eût pleuré des larmes amères, et un frère convers crier à plusieurs reprises pour éveiller les pèlerins :
– Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de nous ! Venez à la messe, s’il vous plaît !
Quand je m’éveillai tout à coup, mon compagnon n’était déjà plus dans la chambre. Il faisait soleil et la foule bruyait sous ma fenêtre. J’appris en sortant que la messe était dite, et que depuis longtemps déjà la procession était partie pour l’ermitage. Le peuple, en foule, flânait sur la rive, en peine de lui-même, ne sachant que faire, puisqu’il ne pouvait ni manger ni boire avant que la dernière messe fût dite à l’ermitage, et que les boutiques du monastère, où les pèlerins aiment tant à se rassembler et à s’informer du prix des objets, étaient encore fermées. Malgré leur fatigue, beaucoup, par ennui, se traînaient vers l’ermitage ; je fis comme eux. Le sentier, descendant et montant, se développait, au long de la rive escarpée, comme un serpent, contournant les chênes et les pins. En bas luisait le Donéts où le soleil se réfléchissait. Par delà, l’autre rive, haute et crayeuse, blanchoyait, toute égayée de la verdure fraîche des chênes et des pins, penchés l’un sur l’autre, comme ingéniés à pousser sur la roche à pic sans tomber. Les pèlerins suivaient le sentier en longues files. C’étaient surtout des Petits-Russiens des districts avoisinants, mais il y en avait aussi des districts éloignés, venus à pied des gouvernements de Koursk et d’Orel. Il y avait dans ces bandes bariolées des Grecs fermiers de Marioûpol, fortes gens, affables et graves, très loin de ressembler à ceux de leurs congénères abâtardis et chétifs, qui peuplent nos villes maritimes du Sud. Il y avait aussi des cosaques du Don avec leurs pantalons à bandes rouges et des habitants de la Tauride, émigrés dans d’autres gouvernements ; enfin beaucoup de pèlerins d’un type indéterminé, dans le genre de mon Alexandre Ivânytch, dont on ne pouvait dire ni à leur figure, ni à leurs discours, ni à leurs habits quelles gens c’étaient et d’où ils venaient.
Le sentier finissait à un petit radeau en face duquel partait une route étroite, ouverte dans l’escarpement de la rive, et qui conduisait à l’ermitage. Au radeau étaient amarrés deux canots rébarbatifs et lourds, semblables à ces pirogues de la Nouvelle-Zélande que l’on voit dans les livres de J. Verne. L’un des canots, avec des tapis sur les bancs, était destiné au clergé et aux chantres ; l’autre, sans tapis, était pour le public. Quand la procession revint vers le monastère, je fus du nombre de ceux qui parvinrent à se glisser dans le second. Il y avait eu tellement d’élus que le canot pouvait à peine avancer, et, tout le passage, il fallut se tenir debout, sans remuer, et faire des miracles pour que son chapeau ne fût pas écrasé. Le passage était magnifique. Les deux rives baignées de lumière avaient un aspect si heureux et si triomphant qu’il semblait que cette matinée de mai ne devait qu’à elles seules tout son charme. Les reflets du soleil tremblaient dans l’eau rapide du fleuve et se glissaient partout ; ses longs rayons se jouaient sur les chasubles, sur les bannières et sur l’éclaboussement des rames. Le chant du canon pascal, le bruit des cloches, les coups de rames dans l’eau, et le cri des oiseaux, tout se fondait en quelque chose d’harmonieux et de doux. Le canot où étaient les bannières et le clergé nageait en tête. Au gouvernail, immobile comme une statue, était debout un frère convers, tout noir.
Quand la procession s’arrêta près du couvent, je remarquai parmi les élus qui avaient été du premier voyage, Alexandre Ivânytch. Il était tout à fait au premier rang, et, la bouche ouverte de plaisir, le sourcil droit levé, il regardait ; sa figure rayonnait. En ce moment où il y avait autour de lui tant de monde et tant de lumière, il était sans doute satisfait de lui-même, de sa nouvelle foi et de sa conscience.
Peu après, lorsque nous fûmes assis dans notre chambre à boire du thé, il rayonnait encore. Son visage montrait qu’il était content du thé et de moi, et qu’il appréciait tout à fait mon intelligence ; mais il montrait aussi, clairement, qu’il n’irait point se jeter la face contre terre s’il lui était donné lieu de faire preuve de quelque chose de semblable…
– Dites-moi, me demanda-t-il d’un ton de conversation sérieuse, plissant le nez fortement, quel livre de psychologie me faudrait-il lire ?
– Dans quel but ?
– On ne peut pas être instituteur sans connaître la psychologie. Avant d’instruire un enfant, il faut connaître son âme.
Je lui dis que, pour cela, c’était peu de lire une psychologie et que, pour un pédagogue qui n’est pas encore au fait des procédés techniques de l’enseignement de la lecture et de l’arithmétique, une psychologie me semblait un luxe pareil à de la haute mathématique. Il en convint volontiers et se mit à me débiter combien difficile et grave est la tâche d’un instituteur, combien il est malaisé d’extirper de la tête d’un jeune garçon le penchant au mal et à la superstition, combien il est difficile de le contraindre à penser de manière honnête et libre, de lui inculquer la vraie religion, l’idée de personnalité, l’idée de liberté, etc. Je lui répondis je ne sais quoi, à quoi il consentit ; il consentait, au reste, fort aisément. Tout ce qui était d’ordre intellectuel tenait, semble-t-il, assez peu solidement dans sa tête.
Jusqu’au moment de mon départ, nous flânâmes ensemble aux environs du couvent, et trompâmes ainsi la longueur d’une chaude journée. Il ne me quittait pas d’un pas : attachement ou crainte de la solitude ? Dieu le sait !… Un moment, je me souviens, nous étions assis sous de petits acacias à fleurs jaunes, dans un des jardinets disposés çà et là sur la hauteur.
– Dans deux semaines, dit-il, je partirai d’ici. Il est temps.
– Vous vous en irez à pied ?
– D’ici, j’irai à pied jusqu’à Slaviansk, puis je prendrai le chemin de fer jusqu’à Nikîtovka. À Nikîtovka s’embranche la ligne de Donéts. J’irai à pied par cet embranchement jusqu’à Khatsépétôvka. Là, un chef de train que je connais me fera aller plus loin.
Je me rappelai la steppe déserte et nue qu’il y a entre Nikîtovka et Khatsépétôvka et je me représentai mon Alexandre Ivânytch la traversant avec ses doutes, sa nostalgie et sa peur de la solitude… Il lut de l’ennui sur mon visage et il soupira.
– Oui, ma sœur a dû se marier ! songea-t-il à haute voix. Et, soudain, voulant chasser des idées importunes, il me montra la cime d’un rocher.
– De cette hauteur-là, me dit-il, on voit Izioum.
En montant sur le rocher, il lui arriva de trébucher, et ses pantalons de toile mince se déchirèrent ; la semelle d’un de ses souliers se détacha.
– Tss ! fit-il, ôtant son soulier et laissant voir son pied nu. Désagréable !… C’est, voyez-vous, une de ces occurrences… Oui !
Tournant son soulier en tous sens comme s’il n’eût pu se persuader que la semelle en était finie à jamais, il se renfrogna maintes fois, soupira et maugréa. J’avais dans ma valise des souliers un peu défraîchis, mais à la mode, à bouts pointus et à lacets. Je les prenais à tout hasard avec moi, mais je ne les mettais que les jours de pluie. Rentré dans notre chambre je préparai la phrase la plus diplomatique et les proposai à Alexandre Ivânytch. Il les accepta et me dit gravement :
– Je vous en remercierais, mais je sais que vous tenez les remerciements pour un préjugé.
Les bouts pointus et les lacets le réjouirent comme un enfant et, tout de suite, lui firent changer ses projets.
– Maintenant, je n’irai plus à Novotcherkâssk dans deux semaines, mais dans une semaine, décida-t-il. Avec de pareilles chaussures, je n’aurai plus honte pour paraître devant mon parrain. À vrai dire, je ne partais pas d’ici parce que je n’avais pas d’habits convenables…