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Lorsque le cocher vint prendre ma valise, un frère convers, à bonne face rieuse, entra pour nettoyer la chambre. Alexandre Ivânytch devint tout rouge et s’empressa de lui demander timidement :

– Faut-il que je reste ici ou que j’aille dans une autre chambre ?

Il ne pouvait pas se résoudre à occuper tout seul une chambre, et, apparemment, il avait honte aussi de vivre aux frais du monastère. Il lui en coûtait beaucoup de se séparer de moi. Pour retarder autant que possible le moment où il serait seul, il demanda la permission de m’accompagner.

La route, taillée dans le calcaire au prix de grands efforts, montait presque en spirale à travers les racines et sous l’ombre des grands pins sévères. D’abord disparut le Donéts ; puis la cour du couvent et ses milliers de gens ; puis les toits… Tout semblait s’enfoncer dans l’abîme. La croix de l’église, rougie par les feux du soleil couchant, qui émergeait la dernière du fond du précipice, disparut ; il ne resta plus que des cimes de pins, des têtes de chênes, et devant soi la route blanche qui montait. Mais ma voiture atteignit le plateau, et tout, décidément, se trouva en bas et derrière moi. Alexandre Ivânytch, avec un sourire affligé, sauta à terre et me regarda une dernière fois de ses yeux d’enfant. Il se mit à redescendre vers le couvent et disparut pour moi pour toujours…

Mes impressions de Sviatogorsk n’étaient déjà plus que des souvenirs et je voyais des choses nouvelles : la plaine, le lointain grisâtre, un petit bois au bord de la route, et un moulin à vent qui ne marchait pas, et qui semblait ennuyé qu’on ne lui eût pas permis, à cause de la fête, de tourner ses ailes.

 L’UNIFORME DU CAPITAINE

Le soleil se levait maussade sur la ville de district. Les coqs s’étiraient à peine, et, pourtant, au cabaret du père Rylkine, il y avait déjà des clients. Ils étaient trois, le tailleur Merkoûlov, l’agent Jratva et le garçon de perception Smékounov. Tous étaient un peu ivres.

– Il n’y a pas à dire ! dissertait Merkoûlov, tenant par un de ses boutons l’agent de ville. Les gradés du civil, si l’on prend quelqu’un d’un peu haut, font toujours, au point de vue tailleur, la barbe au général. Ne prenons qu’un chambellan. Quel homme est-ce là ? De quelle condition ? Et pourtant fais le compte : quatre archines du meilleur drap de la fabrique Prundel et fils ; les boutons ; le col doré ; le pantalon à bande dorée ; tout le jabot en or ; de l’or au col, aux manches, aux pattes des poches ; quel éclat ! Et qu’il faille ensuite habiller MM. les maîtres de la Cour, les maîtres écuyers, les maîtres des cérémonies ou d’autres ministères, dis, que crois-tu ? Nous habillions, je me souviens, un maître de la Cour, le comte André Sémiônytch Vonliariôvski. Un uniforme à ne pas s’en approcher ! On y porte les doigts et le pouls fait tsik ! tsik ! Les vrais seigneurs quand ils se font habiller, tu n’oses pas aller les déranger. Tu as les mesures ; couds. Aller essayer et ajuster, absolument impossible ! Si tu es un tailleur capable, tu n’as qu’à faire tout droit sur mesure… Saute du clocher et tombe dans tes bottes, voilà tout ! Près de nous, frère, il y avait, je me souviens, une caserne de gendarmerie… Notre patron, Ossip Iâklytch, pour essayer, choisissait parmi les gendarmes ceux qui, de corps, se rapprochaient du client. Eh bien, nous avions choisi pour l’uniforme du comte un gendarme convenable. Nous l’appelons : « Enfile ça, lui dit-on, beau museau, et rends-toi compte… » Tordant !… Il avait enfilé l’uniforme. Il regarde sa poitrine. Et quoi ? Il se fond, vous savez ; il tremble ; il se trouve mal…

– Pour les chefs de police, faisiez-vous aussi des uniformes ? s’informa Smékounov.

– En voilà des oiseaux rares ! dit le tailleur. Tes chefs de police, il y en a, à Pétersbourg, autant que de chiens errants. Ici on met chapeau bas devant eux, et là-bas on leur dit : « Gare-toi ; vois où tu marches ! » Nous habillions MM. les militaires et les personnes des quatre premières classes. Si tu es, par exemple, de la cinquième, tu n’es que de la vétille ; repasse dans une semaine, tout sera prêt, parce que, excepté le col et les revers des manches, ce n’est rien. Mais quelqu’un de la quatrième classe, de la troisième, ou supposons, de la seconde, le patron nous tapait à tous dans les dents, et il fallait courir à la gendarmerie. Nous habillions, une fois, mon vieux, le consul de Perse. Nous lui avions cousu sur le jabot et sur le dos pour quinze cents roubles de tortillons d’or. Nous pensions qu’il ne paierait pas ; mais si, il a payé… À Pétersbourg, même chez les Tatars, il y a de la noblesse…

Merkoûlov parla ainsi longtemps. Sous le poids de ces souvenirs, vers neuf heures, il se mit à pleurer et à se plaindre amèrement de la destinée qui le reléguait dans une petite ville, uniquement remplie de marchands et d’artisans. L’agent de ville avait déjà mené deux personnes au violon ; le garçon de perception était allé deux fois à la poste et au bureau, et en était revenu ; et Merkoûlov se plaignait toujours.

À midi, debout devant le sacristain, Merkoûlov se frappait la poitrine du poing et marmonnait : « Je ne veux pas habiller des mufles. Seul, à Pétersbourg, j’ai habillé le baron Sputzel et MM. les officiers ! Éloigne-toi de moi, calotin à longue robe ! Que mes yeux ne te voient plus ! Éloigne-toi de moi !

– Vous vous êtes fait une haute opinion de vous-même, Trîphone Pantélêitch, observa le sacristain. Bien qu’artiste dans votre corps d’état, vous ne devriez pas oublier Dieu et la religion. Arius, comme vous, s’était fait une haute opinion de lui-même, et il est mort d’une mort ignominieuse. Vous en mourrez aussi.

– Eh bien, j’en mourrai ! J’aime mieux mourir que de faire des sarraus !

Dehors, on entendit soudain une voix de femme :

– Mon anathème est ici ? demanda-t-elle.

Et la femme du tailleur, Akssînia, femme âgée, les manches retroussées et le ventre bridé dans sa jupe, entra dans le cabaret.

– Où est-il, l’idole ? demanda-t-elle, examinant d’un air malveillant les consommateurs. Va chez nous, dit-elle à son mari. Que le diable te crève ! Un officier te demande.

– Quel officier ? demanda Merkoûlov, écarquillant les yeux.

– Le diable le sait ! Il dit qu’il vient pour une commande.

Merkoûlov de ses cinq doigts se gratta le nez, ce qui était signe chez lui d’une extrême surprise, et bredouilla :

– Ma femme a la berlue… Il y a quinze ans qu’on n’a pas vu une figure honnête, et tout à coup, à présent, un jour maigre, un officier, avec une commande ! Hum ?… Allons voir.

Il sortit du cabaret en titubant, et se rendit chez lui.

Sa femme ne l’avait pas trompé : sur le seuil de son isba, il vit le capitaine Ourtchâïév, secrétaire du chef de recrutement.

– Où étais-tu à rôder ? lui demanda le capitaine. Voilà une heure que j’attends. Peux-tu me faire un uniforme ?

– Seigneur !… se mit à marmotter Merkoûlov, s’engouant et arrachant son chapeau de sa tête en même temps qu’une touffe de cheveux. Croyez-vous, Votre Noblesse, que ce sera le premier ? Ah ! Seigneur… J’ai habillé le baron Sputzel, Édouard Kârlytch. M. le lieutenant Zémboulâtov me doit encore six roubles… Ah, femme, donne vite un siège à Sa Noblesse ; Dieu me punisse !… M’ordonnez-vous de prendre mesure ou me permettez-vous de vous habiller à simple vue ?

– Allons, bien. Tu fourniras le drap et ce sera prêt dans une semaine ; combien prendras-tu ?