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 VIEILLESSE

L’architecte Ouzélkov, conseiller d’État, venu pour réparer l’église du cimetière dans sa ville natale, où il avait grandi, où il s’était instruit et où il s’était marié, s’y reconnaissait à peine en descendant de wagon ; tout avait changé.

Quinze ans auparavant, quand il était allé s’établir à Pétersbourg, les gamins prenaient des souslics[17] à l’endroit où maintenant s’élevait la gare. Une maison à quatre étages, « Vienne-Hôtel », s’érigeait à l’entrée de la rue principale, là où s’étendait jadis une informe barrière. Mais rien, ni maison, ni barrière n’avaient autant changé que les gens. Questionnant le garçon de son hôtel, Ouzélkov apprit que plus de la moitié des personnes dont il se souvenait étaient mortes, s’étaient ruinées ou étaient oubliées.

– Et Ouzélkov, demanda-t-il au vieux garçon, te le rappelles-tu ? Ouzélkov, l’architecte qui divorça ! Il avait une maison dans la rue de Svirbeevsk… Je suis sûr que tu t’en souviens !

– Je ne m’en souviens pas, monsieur…

– Comment ne pas s’en souvenir ! L’affaire fit du bruit ; les cochers eux-mêmes la savaient. Souviens-toi ! Ce fut l’avocat Châpkine qui fit prononcer le divorce… Un coquin, tricheur reconnu, celui que l’on fouetta au cercle…

– Ivane Nikolâitch ?

– Mais oui, mais oui !… Vit-il ? Est-il mort ?

– Il vit, Dieu merci, il vit !… Il est maintenant notaire, il a une étude, il vit bien… Il a deux maisons dans la Kirpîtchnaia. Il a marié sa fille il n’y a pas longtemps…

Ouzélkov fit les cent pas, réfléchit et, à force de s’ennuyer, décida d’aller voir Châpkine. Il était midi ; il sortit de l’hôtel, et se dirigea lentement vers la rue Kirpîtchnaia. Il trouva Châpkine à son étude et, lui aussi, le reconnut à peine. L’avocat agile, découplé, à figure vive et effrontée, constamment ivre, qu’il avait été, était devenu un vieillard discret, débile, à cheveux gris.

– Vous ne me reconnaissez plus ? lui demanda l’architecte. Je suis votre ancien client, Ouzélkov.

– Ouzélkov ?… chercha le notaire, quel Ouzélkov ? Ah !…

Il se souvint, le reconnut et fut stupéfait. Les exclamations, les questions, les souvenirs se pressèrent.

– Ah ! je ne m’attendais pas ! gloussait Châpkine, je ne pensais pas ! Que vous offrirai-je bien ? Voulez-vous du champagne ? des huîtres ? Je vous ai, mon cher, autrefois, tant ratiboisé d’argent, que je ne sais quel régal vous offrir…

– Je vous en prie, répondit Ouzélkov, ne vous dérangez pas ; je n’ai pas le temps de rien prendre. Il me faut aller tout de suite au cimetière pour examiner l’église. Je suis chargé de la réparer.

– À merveille ! fit Châpkine. Nous grignotons un hors-d’œuvre, nous buvons, et je vous accompagne. J’ai d’excellents chevaux. Je vous conduirai et je vous mettrai en rapport avec le staroste[18]. Laissez-moi tout arranger… Mais qu’avez-vous, mon ange ? On dirait que vous voulez vous écarter de moi. Me craignez-vous ? Asseyez-vous plus près… Maintenant, il n’y a plus à me craindre… Ah ! avant, effectivement, j’étais un habile gaillard, un bourreau d’homme ; il n’y avait pas à s’approcher trop près. Mais maintenant, plus calme que de l’eau, plus bas que l’herbe ! J’ai vieilli. Je suis marié. J’ai des enfants. Il est temps de songer à la mort.

Les deux hommes mangèrent, burent et repartirent dans un traîneau à deux chevaux pour le cimetière, hors de la ville.

– Oui, c’était un bon temps ! se ressouvenait Châpkine dans le trajet ; on se le rappelle et, en vérité, on n’y croit pas… Vous rappelez-vous la façon dont vous avez divorcé ? Près de vingt ans ont passé ; je parie que vous avez tout oublié, et moi je me souviens de tout comme si c’était hier. Mon Dieu, que je me suis donné du mal alors ! J’étais un gaillard retors, chicaneur, une tête brûlée… Comme j’étais impatient en ce temps-là de m’employer à une affaire de chicane, surtout quand les honoraires étaient bons, comme dans votre procès ! Qu’est-ce que vous m’avez payé alors ? cinq mille ? six mille roubles ? Comment ne pas se donner du mal pour ce prix-là ? Vous êtes parti pour Pétersbourg et vous m’avez laissé toute l’affaire sur les bras ; fais comme tu sauras ! Votre défunte épouse, Sôphia Mikhâilovna, bien que d’une famille de marchands, était fière et avait de l’amour-propre. La payer pour qu’elle prît les torts était difficile, extrêmement difficile !… Je viens, par exemple, une fois conférer avec elle. Dès qu’elle m’aperçoit, elle crie à sa bonne : « Mâcha, je t’avais recommandé de ne pas recevoir de canailles ! » J’essayais ceci et cela ; je lui écrivais ; je tâchais de la rencontrer à l’improviste : rien ne prenait ! Il fallut faire agir un tiers. Je me suis longtemps démené avec elle, et ce n’est que quand vous avez consenti à donner dix mille roubles qu’elle a commencé à fléchir. Dix mille roubles, elle n’a pas pu résister ! Elle s’est mise à pleurer, elle m’a craché au visage, mais elle a consenti ; elle a pris tous les torts pour elle.

– Il me semble que ce n’est pas dix mille roubles, mais quinze mille qu’elle a exigés ? fit Ouzélkov.

– Oui, oui, quinze mille ! Je me trompais, dit Châpkine déconcerté. Au reste, vieille affaire, il n’y a pas à s’en cacher : je lui ai donné dix mille roubles, et les cinq mille autres, je vous les ai pris en escompte. Je vous ai trompés tous les deux. Vieille affaire, il n’y a pas à en avoir honte… Et à qui prendre, Boris Pétrôvitch, jugez-en, sinon à vous ? Vous étiez un homme riche, gorgé… Vous vous étiez marié à l’aise, vous divorciez à l’aise ! Vous gagniez énormément. Dans une entreprise, je m’en souviens, vous aviez raflé vingt mille roubles… De qui tirer de l’argent, sinon de vous ? Et, il faut l’avouer, l’envie aussi me torturait… Vous amassiez, on mettait chapeau bas devant vous, et moi, pour un rouble, on me fouettait ; au cercle, on me souffletait. Mais à quoi bon se souvenir ? Il est temps d’oublier !

– Dites-moi, je vous prie, comment vécut ensuite Sôphia Mikhâïlovna, demanda Ouzélkov.

– Avec ses dix mille roubles ? Très mal ? Dieu sait si ce fut une rage qui la prit, ou si sa conscience et sa fierté la tourmentaient, ou si peut-être elle vous aimait, toujours est-il qu’elle se mit à boire. L’argent reçu, elle se mit à courir en troika avec des officiers. Ivrognerie, dissipation, débauche… Elle allait avec des officiers au restaurant, et ce n’était pas pour y boire du porto ou quelque chose de plus doux. Elle tâchait d’attraper du cognac, pour que ça la brûlât, pour que ça lui ôtât l’esprit.

– Oui, elle était excentrique… Ce que j’en ai subi avec elle !… Tout d’un coup, quelque chose ne lui allait pas et elle commençait à être nerveuse… Et ensuite, qu’est-il arrivé ?

– Une semaine passe, une autre. J’étais chez moi en train d’écrire ; tout d’un coup, la porte s’ouvre et elle entre, ivre. « Reprenez, me dit-elle, votre maudit argent ! » Et elle me jette le paquet à la figure. Elle n’en pouvait plus, autrement dit… Je ramassai l’argent ; je le comptai : il manquait cinq cents roubles. Elle n’était arrivée à dépenser que cinq cents roubles…