Quand des heures sonnent, André Efîmytch s’appuie au dos de son fauteuil et ferme les yeux pour réfléchir un peu. Et soudain, sous l’influence des belles pensées qu’il vient de lire, il jette un regard sur son passé et sur le présent. Et le présent lui semble pareil au passé !… Il sait que tandis que ses pensées le portent au temps du refroidissement de la terre, tout près de lui, dans le grand bâtiment de l’hôpital, des gens croupissent dans la souffrance et dans la saleté… L’un d’eux, peut-être, ne dort pas, et se débat contre la vermine ; un autre est infecté d’érysipèle ou geint d’un bandage trop serré. Peut-être aussi les malades jouent-ils aux cartes avec les infirmières et boivent-ils de l’eau-de-vie. Dans le cours de l’année, douze mille personnes ont été abusées : l’œuvre hospitalière tout entière repose, comme il y a vingt ans, sur la fraude, les commérages, les cancans, la camaraderie, et sur le charlatanisme grossier. L’hôpital, comme jadis, offre l’image d’un établissement immoral et des plus malsains. Le docteur sait que, sous les grilles, dans la salle 6, Nikîta rosse les malades, et que Moïseïka va mendier chaque jour en ville…
Il sait parfaitement d’autre part que, dans les vingt-cinq dernières années, il s’est produit dans la médecine un changement fantastique. Lorsqu’il était étudiant, il lui paraissait que la médecine aurait bientôt le sort de l’alchimie et de la métaphysique. Maintenant, au cours de ses lectures, la nuit, la médecine le transporte et éveille en lui de l’admiration et de l’enthousiasme. En effet, quel éclat soudain, quelle révolution ! Grâce à l’antisepsie, on fait des opérations que le grand Pirogov[1] n’osait même pas espérer possibles. Les médecins les plus ordinaires des zemstvos[2] entreprennent des résections de l’articulation du genou. Sur cent laparotomies, il n’y a qu’un cas mortel. L’opération de la pierre est une telle bagatelle qu’on ne daigne même plus écrire sur ce sujet. La syphilis se guérit radicalement. Ah ! la théorie de l’hérédité, l’hypnotisme, les découvertes de Pasteur et de Koch, l’hygiène avec statistique et notre médecine russe de campagne !… La psychiatrie et la classification actuelle des maladies, les méthodes de diagnostic et de thérapeutique, c’est, en comparaison de ce qui existait, un véritable Elbrouz. Maintenant on ne douche plus les fous et on ne leur met plus la camisole de force ; on les traite humainement, et même, comme on l’écrit dans les journaux, on organise pour eux des bals et des spectacles. André Efîmytch sait que, dans les façons actuelles de voir et de faire, une abomination comme la salle 6 n’est tout au plus possible que dans quelque petite ville à deux cents verstes de toute voie ferrée, où le maire et tous les conseillers municipaux sont de petits bourgeois à demi illettrés, voyant dans le médecin un augure qu’il faut écouter quand bien même il nous verserait dans la bouche du plomb fondu. En tout autre lieu, le public et la presse auraient depuis longtemps démoli une si affreuse Bastille.
« Bah ! se dit André Efîmytch rouvrant les yeux, après tout, qu’est-il resté de tout cela ?… Ni l’antisepsie, ni Koch, ni Pasteur n’ont pu changer la nature des choses ! La morbidité et la mortalité sont les mêmes. On donne des bals et des spectacles aux fous, mais on ne les met toujours pas en liberté. En somme, tout est vanité et absurdité. Entre mon hôpital et la meilleure clinique de Vienne, il n’y a, au fond, aucune différence. »
Malgré tout, l’affliction et une sorte d’envie l’empêchent de rester impassible ; la fatigue y a peut-être sa part. Sa tête alourdie s’incline sur son livre ; il soutient son visage de ses mains, et pense :
« Je fais une besogne nuisible et je reçois de l’argent des gens que je trompe : je ne suis pas honnête ! Mais, voyons, par moi-même, que suis-je ? Je ne suis qu’un facteur du mal social inévitable ! Tous les fonctionnaires de district ne font que du mal et reçoivent de l’argent sans raison… Je ne suis donc pas personnellement coupable de ma malhonnêteté, c’est le temps… Si j’étais né deux cents ans plus tard, j’aurais été autre. »
Lorsque sonnent trois heures, André Efîmytch éteint sa lampe et va se coucher : il n’a pas envie de dormir.
VIII
Il y a deux ans, le zemstvo se piqua de générosité et vota 300 roubles par an pour l’augmentation du personnel médical de l’hôpital. Un médecin de district, Eugène Fiôdorovitch Khôbotov, fut adjoint à André Efîmytch. C’était un très jeune homme ; il n’avait pas encore trente ans. Brun et de haute taille, avec de larges pommettes et de petits yeux, il devait avoir dans son ascendance du sang tatare ou finnois. Il arriva en ville sans un sou vaillant, flanqué d’une petite valise, et d’une jeune femme assez laide, qu’il donnait pour sa cuisinière. La jeune femme nourrissait un enfant, Eugène Fiôdorovitch portait une casquette à visière et de hautes bottes, et l’hiver une demi-pelisse de moujik.
Il lia amitié avec Serge Serguiéitch et avec l’économe. Il traita tous les autres fonctionnaires, on ne sait pourquoi, d’aristocrates, et se tint éloigné d’eux. Il n’avait chez lui qu’un seul livre : Les Nouvelles ordonnances de la clinique de Vienne pour l’année 1881. Il portait toujours ce livre avec lui quand il allait voir un malade. Le soir, au club, il jouait au billard ; il n’aimait pas les cartes. Il affectionnait lancer dans le discours des mots comme « cannetille », « truc au vinaigre », « cesse d’accumuler des ombres, » etc.…
Il venait à l’hôpital deux fois par semaine, parcourait les salles, et faisait la consultation. Le manque complet d’antisepsie et l’application de ventouses le révoltaient, mais il n’introduisait pas les nouvelles méthodes, craignant de froisser André Efîmytch. Il le considérait comme un vieux coquin, le croyait extrêmement riche et l’enviait en secret. Il aurait bien voulu sa place.
IX
Un soir de la fin de mars, comme il n’y avait déjà plus de neige sur la terre et que les sansonnets chantaient dans le jardin de l’hôpital, André Efîmytch sortit pour accompagner son ami le maître de poste jusqu’à la grand’porte de l’hôpital. Il y rencontra Moïseïka qui rentrait. Le juif était sans chapeau, les pieds nus dans des caoutchoucs, et il portait un petit sac plein des aumônes qu’on lui avait faites.
– Donne-moi un petit kopek ! demanda-t-il au docteur, tremblant de froid, et souriant.
André Efîmytch, qui ne savait pas refuser, lui donna un grievenik ; et il songea, voyant les pieds nus de Moïseïka, aux chevilles rouges et maigres :
– Comme c’est pitoyable ! Il y a tant de boue !
Mû par un sentiment mixte de piété et de dégoût, il suivit le juif dans l’annexe de l’hôpital, regardant tantôt sa tête chauve et tantôt ses chevilles.
À l’entrée du docteur, Nikîta se leva brusquement de dessus le tas de vieilles bardes et prit l’attitude militaire.
– Bonjour, Nikîta, lui dit doucement André Efîmytch. Est-ce qu’on ne pourrait pas donner des bottes à ce juif ? Il finira par s’enrhumer.
– Bien, Votre Noblesse ; j’en parlerai à l’économe.
– Je t’en prie : demande-lui cela en mon nom. Tu lui diras que je l’ai demandé.
La porte du vestibule conduisant à la salle 6 était ouverte ; Ivan Dmîtritch, soulevé sur son lit, tendant l’oreille, écoutait, plein d’alarmes, cette voix qu’il n’était pas accoutumé à entendre. Il reconnut tout à coup la voix du docteur, se mit à trembler de colère, se jeta à bas de son lit, et, les yeux égarés, le visage rouge et mauvais, se précipita au milieu de la salle.