— Voilà, exposé-je. Deux matelots au moins du Kavulom-Kavulos sont dans le coup. Ce sont eux qui, à Marseille, ont procédé à l’embarquement de la Victory of Samothrace.
Le pont était tendu de banderoles et de drapeaux. Pendant que la grue du port enlevait le pacson, on jouait les hymnes nationaux et on faisait du garde-à-vous sur le barlu. Les deux compères ont dirigé la caisse dans l’ouverture du sas qu’ils avaient actionné et qui est voisine de celle de la cale.
— A peine trois mètres séparent les deux fosses. A cause de cette forêt d’oriflammes, les assistants n’y ont vu que du feu ! Auparavant, nos gaillards avaient rassemblé les parois d’une caisse dans la cale, ce qui explique les traces de menuiserie dont tu parles… Un habile tour de passe-passe ! Le plus culotté depuis le vol du train postal anglais ! Ils ont admirablement exploité les particularités du bateau. On avait choisi le Kavulom-Kavulos à cause de ces particularités, et à cause d’elles le coup a pu être réussi !
— Fantastique ! bée Pinuche.
— Ensuite, continué-je, ils n’ont eu qu’à attendre le Pirée pour faire jouer le fond du sas et larguer la « Victoire » dans le port grec.
— Et ces deux types, tu les connais ?
— J’ai leurs blazes. Malins, ils ont joué les malades pour se faire débarquer à Athènes. Ils ne tenaient pas à moisir à bord jusqu’au moment où l’on découvrirait le poteau rose.
— Que vas-tu faire ? questionne le Cassé.
— Foncer à l’hôpital Konokos pour retrouver la trace de ces deux zigotos, et puis alerter la police hellénique afin qu’elle enquête dans le port pour tenter de découvrir comment et quand on a procédé au repêchage de la « Victoire » !
Pinaud a le regard humide. Il me brandit une main frémissante.
— La Victoire, bredouille-t-il, la Victoire, San-A. Elle t’appartient déjà !
CHAPITRE VI
DANS LEQUEL LA CHASSE A L’HOMME COMMENCE
Il est tellement passionné par ce que je dégoise, le commissaire Kelécchimos, qu’il en oublie d’attendre la traduction du nabot pour opiner, acquiescer muettement, branler le chef ou faire un signe affirmatif. Je l’ai surpris avec ses lunettes sur le naze et il n’a pas eu la présence d’esprit de les retirer. Je viens de lui cracher le morcif, mais sans parler des marins impliqués, me réservant la satisfaction d’alpaguer ces deux messieurs moi-même.
Je lui cause du sas, de la cale et lui explique comment la « Victoire » fut ingénieusement larguée dans le port du Pirée.
— Vous êtes certain de ce que vous avancez ? demande-t-il à travers Kessaclou.
— Résolument, mon cher confrère, rétorqué-je avec cette aisance dont on pourrait faire une fosse, tant elle est profonde. Un prélèvement de clous et de sciure de bois dans la cale a révélé que la caisse contenant le poids de fonte fut confectionnée à l’intérieur du bateau.
— A votre avis, le commandant Komtulagros serait impliqué dans l’affaire ?
— Pas forcément ; je serais même porté à le croire innocent. Par contre, il est avéré que plusieurs membres de son équipage ont exécuté le coup.
— Si bien que la « Victoire » serait dans le port du Pirée ?
— Si elle n’y est plus, elle y a été, certifié-je. Je vous serais reconnaissant de procéder à une enquête minutieuse afin de savoir si des hommes-grenouilles ont évolué dans le port depuis que le Kavulom-Kavulos y a fait escale. Ce repêchage n’a pu passer inaperçu car il a dû nécessiter des moyens et une main-d’œuvre importants.
Le commissaire décroche son bigophone.
Il jacte à toute vibure, en élevant le thon au biberon. Le branle-bas de combat est décrété.
— Je viens d’alerter la brigade maritime, m’apprend mon collègue. Je vais moi-même diriger les opérations, vous venez avec moi ?
Je file un coup de saveur par la fenêtre. La nuit est tombée sans trop se faire mal et des lumières brillent un peu partout. Sur sa colline, l’Acropole, savamment éclairée, semble en suspens dans le ciel velouté.
— Vous m’excuserez, dis-je, mais je suis mort de fatigue et il faut que je me déniche un hôtel.
— Qu’à cela ne tienne ! s’écrie-t-il en grec, je vais vous faire retenir un appartement au Baupolos, et Kessaclou vous y conduira.
Il virgule un signe qui se veut d’intelligence à l’interprète, lequel l’interprète comme il se doit. Poignée de paluche…
— Reposez-vous bien, s’il y a du nouveau je vous préviendrai, me lance Kelécchimos.
Le Baupolos Palace est un établissement de first catégorie avec eau chaude, papier hygiénique satiné et vue sur le palais royal. Un bagagiste en livrée bleu nuit coltine solennellement ma brosse à dents dans des couloirs ouatés. Ici la moquette est tellement épaisse qu’on ne l’entretient pas avec un aspirateur mais avec une tondeuse à gazon. Sur les murs pendus de velours de soie, quelques icôneries représentent saint Glomifuge aux différentes périodes de sa vie édifiante. On le voit soignant sa petite sœur qui a la rougeole, ensuite donnant à manger au perroquet de sa grand-mère, et puis prenant leur température aux malades, cassant la croûte avec les lépreux, repoussant les avances d’une catin, lavant les pinceaux d’une fille-mère, mettant du vin résiné en bouteille pour le compte des hospices de Bône, réparant la bicyclette de sainte Chetouille-la-mal-lavée et repeignant au Ripolin express le trône de sa Béatitude Tuladanlos IV. Le dernier tableau le représente, subissant le supplice du pal en prononçant ses dernières paroles qui furent : « Tu montreras ma tête de neutre au pope, elle en vaut la peine. » Bref, c’est beau, c’est grand, majestueux, doré, édifiant. Ça émeut, ça convertit, ça orthodoxe.
Une fois dans ma carrée, je cavale au tubophone et je réclame d’urgence un double whisky dans un verre simple. Après quoi je me déloque et m’offre une douche glacée. Un petit coup de Sunbeam pour me redonner le velouté peau-de-pêche et il ne me reste plus que d’avaler mon scotch pour me sentir infiniment neuf et disponible.
Décent, et ayant la paix des sens, je redescends. J’évite l’ascenseur afin de me consacrer à l’escalier. Une petite idée me trottine dans le cigare, qui s’avère juste : Kessaclou est embusqué dans le hall, derrière une plante verte, surveillant les ascenseurs qui ascensionnent et descensionnent alternativement et verticalement. Je le retapisse au tournant de l’escadrin. Vite, je me rabats en arrière et je cavale décrocher le combiné téléphonique du couloir.
— Pourrait-on appeler à la cabine M. Kessaclou qui doit se trouver dans le hall actuellement ? demandé-je.
On me dit de ne pas quitter. J’entends nasiller un haut-jacteur. Kessaclou jaillit de sa cachette et trotte vers le fond du hall. C’est le moment de gicler. Je déboule de l’escadrin et me catapulte dans le tambour de l’entrée.
Il y a justement des taxis en stationnement devant le Palace.
— Hôpital Konokos ! ordonné-je.
Moi, vous me connaissez ? Je fonctionne d’instinct. Je suis un sensitif, un impulsif. Je devine ce qui va arriver quelques minutes avant que cela n’arrive. Aussi, lorsque je me pointe à l’hosto, je sais « d’orge et d’orgeat » que mes deux zoiseaux n’y sont plus. En effet, une réceptionnaire me révèle en anglais (car elle ne sait dire en français que « drugstore, water-closet, snack-bar, tea-room et hamburger-steak ») que les dénommés Olimpiakokatris et Tédonksikon sont sortis de l’établissement le lendemain de leur admission. Ce qu’oyant, je demande à parler au toubib qui les a soignés. Par chance il est encore là. C’est un jeune interne qui vient de se déguiser en externe car il est en costume de ville. Athlétique et sympa, ce garçon. Il se rappelle fort bien les marins du Kavulom-Kavulos. Un sourire ironique éclaire son visage basané. Il parle français, ce qui ajoute à sa séduction naturelle.