— J’ai l’impression qu’il s’agissait de deux tireurs-au-flanc, me dit-il.
— Pourquoi, docteur ?
— Leurs fameux vomissements provenaient d’une forte ingestion d’ipéca. Je suppose qu’ils tenaient à changer de bord et ils ont trouvé ce moyen…
Voilà qui s’emboîte merveilleusement dans mon puzzle, n’est-ce pas, les petites chéries à leur San-A. ? Maintenant que vous n’êtes plus pucelles et que vous vous êtes débarrassées d’un préjugé qui vous tenait chaud, vous comprenez que le commissaire a la gamberge équipée avec des pneus « X ».
Je remercie le docteur et je me frotte le temporal avec deux doigts afin d’économiser les autres. M’est avis que j’eusse dû dire toute la vérité à mon confrère afin qu’on lance les forces policières au dargif des deux matafs.
C’est téméraire de vouloir les repiquer tout seul, dans ce pays que je ne connais pas et dont j’ignore la langue.
Il va trouver ça bizarre, Kelécchimos, que je finisse de m’allonger avec deux heures de retard. J’aurai droit à une soupe à la grimace des plus salées. Pourtant il n’y a pas mèche d’y couper, ça ne serait pas honnête. J’ai pour mission de récupérer la « Victoire » et je n’ai pas le droit d’entraver, par coquetterie professionnelle, la marche de la police hellène. Il se dit tout ça, le San-A., mes adorables.
Je sens un regard posé sur mes endosses et je me détranche. C’est la réceptionnaire qui me convoite d’un œil tiède. Ça l’amuse de me voir debout sur le paillasson de la réception, en train de gamberger. Elle me sourit, poliment je lui découvre mes trente-deux tabourets fourbis à l’émail Diamant. Faut jamais laisser une dadame en rade de sourire, d’autant plus qu’elle n’est pas mal fabriquée, cette Athénienne. Elle a le corps en forme de S majuscule à bascule. J’aime assez.
Je remarque que, depuis son burlingue vitré, elle a une vue imprenable sur l’entrée de l’hôpital.
— Excusez-moi, la réattaqué-je, mais peut-être avez-vous vu partir les marins en question, non ?
Elle me dit qu’en effet.
— Ils sont partis à pied ?
— Non, quelqu’un les attendait en auto.
— Leur heure de sortie était donc prévue ?
— Ils avaient téléphoné un moment avant.
Je me rapproche de son comptoir de bois ciré. Mon sourire se fait de plus en plus enjôleur et les pores de sa peau se hérissent. Vous ne pouvez pas savoir l’effet que je produis sur les dames quand je leur applique mon dispositif de charme numéro 22 bis.
— Vous êtes belle comme la Grèce, lui roucoulé-je.
Je préférerais la vamper en français, parce que mon outillage est plus perfectionné dans cette langue. « Nez en moins », j’obtiens du résultat. La fille qui avait la jauneur-vacances adopte la rougeur-pivoine.
— Merci, répond-elle.
Seulement j’applique la politique du donnant-donnant. Style : je te susurre de l’extase, file-moi du positif.
— Racontez-moi, ravissante madame…
— Quoi ? (En réalité, comme on se cause en anglais, elle dit what.)
— Le monsieur qui attendait les marins…
— C’était une dame…
— Ah bon ? me passionné-je.
— Et même une jeune dame… Blonde… Bien habillée. Elle avait un chauffeur… Sa voiture c’était une Rolls…
J’éclate de rire. Elle ne pige pas, je me garde de l’affranchir. Seulement comme je n’ai rien à vous cacher, tas de découverclés, je vais vous dire l’objet de mon hilarité. D’abord je trouve marrant que deux simples matelots soient attendus par une dame possédant une Rolls et un chauffeur, ensuite, et surtout, je songe que l’emblème de la Rolls-Royce n’est autre que la « Victoire de Samothrace » ! C’est une reproduction de cette statue qui sert de bouchon de radiateur, vous vous en souvenez ?
Je cesse de me gondoler parce que, après tout, il n’y a pas de quoi se rouler dans du miel et se coller des plumes dans le prose.
— Vous ne vous rappelez pas le numéro d’immatriculation de l’auto ?
Elle arrondit ses beaux yeux en amande, sa bouche, son nombril et son bras gauche.
— Tout de même pas ! proteste-t-elle.
— Attendez, vous me dites qu’un moment avant de sortir l’un des marins a demandé un numéro de téléphone…
— Oui.
— A qui ?
— Mais, à la standardiste, me renseigne la belle Hellène (qui ne me prend pas pour une poire).
Ce disant, elle me montre une grosse dame mafflue dans un local vitré voisin. La personne en question est coiffée d’un casque d’écoute et branche des fiches rouges dans des trous noirs.
Je me penche sur ma mignonne interlocutrice.
— Si vous m’obtenez le numéro qu’a réclamé le marin, mon trésor, je vous offre un souper fin après votre service.
Du coup, sa rougeur-pivoine se mue en blancheur-crémière.
— Je suis fiancée, objecte-t-elle.
En fait la réponse n’est une objection que pour elle. En aucun cas elle ne saurait en constituer une pour moi.
— Et il doit venir vous attendre ?
— Il fait son service militaire.
— Alors vous me montrerez des lettres de lui, je vous ferai une étude graphologique de son caractère, ça pourra vous être utile.
Elle abandonne illico sa blancheur-crémière pour une roseur-trémière.
— Je vais toujours essayer de vous avoir ce renseignement, dit-elle.
Elle passe dans le local-aquarium où la dame casquée continue de brancher des voix dans des trompes d’Eustache. Je vois parlementer ma gentille donzelle. En plan général elle est tout ce qu’il y a de pas mal, avec en plus un côté tout ce qu’il y a de bien !
Des volumes tout ce qu’il y a de volumineux et une ligne de bassin qui mystifie le bassin Aquitain. La tête n’est pas déplorable non plus. Brune, bronzée, le regard clair, la bouche bien faite… C’est tout de même marrant, la vie. On est là à se pâmer le chou-fleur pour un visage, sous prétexte qu’il est mignon, harmonieux et tout. Et pourtant, hein ? Après tout c’est quoi, une bouille ? Deux yeux gélatineux. Deux narines, deux cages à miel, une bouche ; autrement dit des trous, quoi !
L’homme consacre sa vie à des trous, en conclusion. Il gravite autour d’orifices plus ou moins propres, son existence durant. C’est débectant à y réfléchir de près.
Bon, les deux gonzesses discutaillent… Mais attendez, je voulais vous dire quelque chose encore. Vous savez, j’aime bien vous faire part quand les idées me préoccupent. Parfois, dans la journée, il m’en choit un arrivage. Je suis au Fouquet’s par exemple, à mater mes contemporains (très cons et très contemporains) et brusquement je me dis : « Faudra que je leur cause de ceci ou de cela à mes camarades lecteurs. Leur faire remarquer tel ou tel truc, réflexionner avec eux sur tel sujet… Ah oui ! ça me revient, je voulais vous parler de la Nouvelle Vague et des Yéyés. Trois mots, juste pour dire… Je me rappelle, au départ, la façon qu’on les a salués, les jeunots de la pellicule ou de la goualante. Levée de boucliers en masse ! Ils se sont montrés chouans en diable, les vioques. Ils niaient l’évidence ! C’est la manière autrucharde de conjurer le danger. Ils disaient comme quoi cet avènement de mineurs allait tuer le cinoche et le music-hall. Ils haussaient leurs chenues épaules, les metteurs adultes et les marchands de sirop chevronnés. La jeunesse turbulente allait tout foutre par terre, dégoûter le public, ruiner les tauliers, affaiblir la France, même !