C’était des excréments impénitents, ces gamins effrontés. Des pustules ! Des excroissances à ablationner ! Fallait les embastiller jusqu’à ce que la barbe leur traîne par terre. Leur retirer la caméra ou le micro des mains, comme on enlève la boîte d’allumettes aux chiares endiablés. Prendre des mesures de salubrité publique ! Ça clamait vilain ! Ça réclamait ! Ça implorait du gouvernement ! Ça voulait appeler les pompelards et les archers aux voitures-pie. Ça présidait ! Ça calamitait à qui mieux mieux ! Mais la Nouvelle Vague a continué d’avancer sur le rivage, et les yéyés de trépigner. Et le temps a passé. Et maintenant les pontifes souverains sont devenus les souverains poncifs, les souverains poussifs !
Leurs films ressemblent à des redingotes, leurs chansons à celles de Pierre Dupont ! Ils n’avaient pas pigé que c’était irréversible, la montée biberonneuse. Les jeunes les ont déguisés en vieux cons, rapidos ! Et maintenant ils se marrent plus de la Nouvelle Vague. Ils ne peuvent plus nier Godard ou Truffaut, ou Resnais ou Enrico. Et les guimauveurs s’enrouent de jalousie devant leur micro débranché en constatant que les yéyés bourrent l’Olympia et ont fait du disque la deuxième industrie française. Bien fait pour eux ! On ne s’enferme pas dans une génération comme dans un blockhaus. Ou alors on finit par s’y retrouver seulâbre en moins de deux. Bravo les jeunes ! Ah le beau torrent impétueux ! Vivement qu’on le voie déferler dans les lits taris de la politique avec des idées neuves, des forces neuves et l’éclat du neuf.
Terminé !
La standardiste feuillette un cahier à reliure spirale.
Elle est pleine de bonne volonté, la moustachue. Un regard sur San-Antonio a suffi pour déclencher son zèle.
Elle humecte son index, elle tourne les pages, elle examine des lignes d’écriture. Je la vois opiner. Elle griffonne quelque chose sur un bout de faf. Et ma gente réceptionnaire revient, rayonnante comme une ruche emmiellée.
— Nous avons retrouvé, dit-elle. Voici !
En prenant le papezingue qu’elle me tend, je lui cramponne la manuche.
— Vous avez gagné, petite fée jolie, lui dis-je. Je suis à l’amende d’un souper. A quelle heure quittez-vous votre service ?
— A minuit, me révèle-t-elle.
— Alors je me permettrai de venir vous prendre !
— Pas ici, il faut que je passe à la maison me changer.
— Où nous retrouverons-nous ?
— Au restaurant.
— Indiquez-m’en un tout ce qu’il y a de bien, j’ai une grosse fortune personnelle à dépenser.
— Vous connaissez Plaka ?
— C’est un ami à vous ?
Ça la fait rire.
— C’est un quartier d’Athènes. Quelque chose comme votre Montmartre. Il y a un restaurant qui s’appelle le Bodaninos, tous les chauffeurs de taxi le connaissent. Rendez-vous à une heure du matin.
J’ai l’impression qu’elle a remisé le souvenir de son fiancé dans le tiroir du bas de son slip, cette chérie, pas vous ?
— A tout à l’heure, mon petit ange, réceptionnez bien en attendant que je vous réceptionne.
CHAPITRE VII
DANS LEQUEL LA CHASSE A L’HOMME DEVIENT UNE CHASSE A LA FEMME
En quittant l’hosto, je me dis que j’ai omis de lui demander son prénom. Qu’à cela ne tienne, je comblerai cette lacune plus tard.
J’entre dans un troquet pour écluser un gorgeon de vin blanc à la résine. Des potes m’en ont beaucoup parlé. Je trouve le breuvage aussi dégueulasse que possible et je conseille au barman de le virer dans son bac à plonge. Je me rabats sur l’annuaire des téléphones. Ça désaltère moins, mais ça n’est pas écœurant. Partant du numéro donné par la standardiste, il m’est aisé de trouver le nom et l’adresse de l’abonné auquel il se rapporte. Qu’on soit à Athènes, à San Francisco, à Bouafle ou à Pointe-à-Pitre, le procédé demeure le même. J’obtiens le tuyau suivant : Dimitro Polis, 41, Place du Roi-Krados-Ier[11].
Un bahut m’y pilote. Ça se situe dans le quartier résidentiel. Dix heures sonnent à ma montre-bracelet et l’endroit est silencieux. C’est à peine si l’on entend des échos atténués de l’émission de Guy Luxor, Inter-Ruines. Des maisons riches, pourtourées de jardins à la grecque[12] se succèdent autour de la place du Roi-Krados-Ier.
C’est bourré d’ambassades dans le coin et d’embrassades sous les palmiers de la place car les amoureux viennent volontiers se grumer la muqueuse dans cet endroit discret.
Le 41 se trouve là où il doit être, c’est-à-dire exactement entre le 40 et le 42 (fillette). Il numérote une vaste construction de style byzanto-hélicoïdal avec apports oryctéropes. C’est immense, à colonnes, plâtreux, muni d’un perron à double révolution et de l’eau sur l’évier. Je perçois un brouhaha de conversations et je note qu’une file de bagnoles se trouve le long de la grille. Doit y avoir réception dans la crèche du citoyen Dimitro Polis. Effectivement, des ombres grouillent derrière les rideaux.
Moi, vous me connaissez ? Je ne suis pas le genre de pègreleux qui moisit sous les ombrages de l’indécision.
D’un geste sec, je rajuste mon nœud de cravetouze et je franchis la grille avec d’autant plus de facilité que la porte est ouverte à deux battants. D’un pas alerte je gravis les degrés du perron. (Il y en a dix et non pas cent, sinon je me mettrais à bouillir.) Délibérément, et avec l’aide de mon seul index, j’appuie sur le bouton de la sonnette. Je n’entends pas résonner le timbre, mais il fonctionne pourtant quelque part dans les profondeurs de l’office car un loufiat fringué pingouin délourde peu après. C’est un vieux jeton dévalué, avec une couronne de tifs blancs, un râtelier qui fait les pointes et des gants de Saint-Cyprien. Il me toise d’un œil vigilant.
— C’est moi, je lui fais, en espérant qu’il ne parle pas le français.
Il ne manie pas ma langue, croit que je viens de lui fournir mon blaze, s’incline, s’efface et m’introduit (il est grec, ne l’oublions pas) dans un salon aussi vaste que le hall des expositions de la Porte de Versailles.
Il y a un drôle de trèpe dans la strasse. Du beau linge, croyez-moi. Les messieurs sont en smok ou bleu-croisé et les gerces portent plus de bijoux que de vêtements. Ces belles gens sont réparties en petits groupes papoteurs. Les vioquards gisent sur les sofas dans des poses cachalesques, les plus jeunes s’entre-baratinent et les génaires pillent le buffet. Quelques bouilles me défriment, mais dans l’ensemble je passe plutôt inaperçu. Tout ce qu’Athènes compte de snobinards semble être réuni ici. Ces mecs, c’est le genre « Père a changé la Bentley parce que les cendriers étaient pleins ». Comme on dit dans les milieux huppés de chez nous : « Faut se les faire. »
Je commence par louvoyer jusqu’au buffard, histoire de me décaper mon reste de résine. J’aime pas avoir le palais reboisé par la forêt landaise. Je montre une bouteille de bourbon au serveur et je lui fais signe de me servir la portion pour adulte. Mon verre à la main, je commence alors à vadrouiller dans le salon. C’est marrant la facilité avec laquelle on peut s’introduire chez les gens de la haute. Plus ils sont riches, plus c’est fastoche. Y a que chez les pauvres qu’on pénètre difficilement. Ils open leur door avec parcimonie, sans ôter la chaîne de sécurité, les fauchés. Leur deux-pièces avec alcôve et gogues dans l’escalier, ils le défendent jalousement, comme un bastion, des fois qu’on viendrait leur piquer leur almanach des pététés, ou l’étui à lunettes de grand-père… Ils ont pas confiance, les pauvres. On les a trop exploités, trop faits cocus, ils appréhendent.
11
Krados Ier est ce monarque qui libéra la Macédoine du joug des Perses et fit mettre ces derniers dans des tonneaux. A la suite d’une curieuse inversion (assez répandue chez les Grecs) devait en découler l’expression : mettre les tonneaux en perse !