Dans la haute, c’est grand, c’est nombreux, c’est trop poli pour ne pas être au net. Un visage nouveau, on se dit qu’il appartient à quelqu’un de l’assistance. Je connais les gnaces, à Pantruche, qui ne s’alimentent que de cocktails et réceptions chez les approvisionnés du carnet à souches. Suffit de savoir se tenir, d’avoir des loques à ses mesures et de l’arrondi dans les gestes. Jamais de geste à angle droit dans la bonne société, rappelez-vous de ça.
Mes oreilles radardes se mettent à faire du surplace en écoutant parler français dans un coin près du piano. Il y a là une paire de vieilles tarderies goitreuses qui discutaillent de la réception : deux mémés avec des fripes en dentelle, des bijoux sur les fanons et les cheveux couleur d’acier suédois. L’une parle français avec un accent d’Europe centrale et l’autre avec celui du seizième.
— Trrès cherrre, fait la Balkanique, ce buffet est somptueux, mais le caviar n’est pas iranien !
— Ça m’étonne de Dimitro, répond l’autre, en général il fait bien les choses !
Sans doute aura-t-il été filouté par son maître d’hôtel !
— On ne trouve plus de bons domestiques, déploré-je en m’avançant hardiment sur ces éminentes personnes. C’est une profession qui se perd. Et cependant, comme elle est belle ! Combien il est exaltant de servir chez les gens de bonne compagnie ! De vider leurs cendriers, de plumeauter leurs vitrines, de changer leurs draps, d’ôter leurs assiettes souillées pour les remplacer par des propres !
Les dames me regardent, m’écoutent et m’approuvent.
— Excusez-moi, fais-je en mimant la confusion, j’ai omis de me présenter : vicomte Arebour de la Fusée-Hatlas.
Les vieillardes m’accueillent avec ravissement. Ordinairement, les vioques sont fuies. Aussi, lorsqu’elles trouvent un gnard qui s’intéresse à elles, les voilà illico au bord de la pâmoison. En moins de temps qu’il n’en faut à un citron mûr pour devenir une citronnade, je suis cerné, assailli, accaparé, aggloméré, annexé, réduit, conquis. Faire bavasser ces deux seringues est un jeu d’enfant. La converse est facile à orienter avec mesdames les mémés. Il suffit d’un mot bien placé, voire d’un sourcillement pour faire du slalom dans leur papotage magique. Au bout de dix minutes j’en sais tellement long sur Dimitro Polis qu’il me faudrait la valeur de douze Bottins pour vous l’exposer. Mais la concision étant à mon style ce que la ligne droite est à deux points, je vous le résume en deux coups « d’écuyère à Pau ».
Sachez tout d’abord que Dimitro Polis est ce grand vieillard à cheveux blancs que vous voyez là-bas, entre sa cravate et la cheminée. Il ressemble à François Mauriac en plus jeune et en moins gaullien. Il a le teint jaune, l’œil intelligent (l’autre œil aussi), le dentier entièrement fait à la main, la pomme d’Adam en relief (on dirait qu’il a avalé un jeu de cartes) et l’estime de ses amis. C’est un ancien diplomate retiré des chargés d’affaires.
Il est allié à la famille royale grecque par un ami de son père et possède une fortune tellement considérable que, pour en faire le compte, il lui faudrait vivre encore cent trois ans, ce qui paraît assez improbable.
Il vit en compagnie de sa petite-fille, Alexandra, une gosse de vingt-deux ans et six mois dont les parents ont péri dans un accident de vibromasseur (mauvais contact alors que l’appareil était branché sur la force) quand elle était encore bébé. La gosse que je vous cause, c’est celle qui se tient dans l’embrasure de la fenêtre ; en vous penchant un peu vous pouvez l’apercevoir facilement : pas la rousse, la blonde avec un grain de beauté au coin de la lèvre et de longs cils recourbés. Aux dires des deux mégères, elle a une réputation de coucheuse qui n’est pas faite pour m’impressionner. La jeunesse moderne est commak ! Avant, les filles qui se mariaient déberlinguées constituaient la tare d’une famille. Elles l’éclaboussaient d’une honte indélébile. Maintenant tout a changé et la frangine qui se laisse marrida avec sa vignette de garantie passe pour une pomme.
Je file un compliment aimable à mes toupies, dans un style « quel dommage que je ne soye pas venu au monde au siècle dernier, ce que vous deviez être belles il y a quatre-vingts ans ! » et, me prenant par la main, je m’emmène balader sur le circuit de miss Alexandra.
Cette gosse, plus on s’approche d’elle, plus on s’aperçoit qu’elle a du chien, du chat, de la branche et de quoi y accrocher votre hamac. Les nières, faut qu’elles soyent en technicolor car les canons de la beauté se sont modifiés comme le reste. Jadis, la toute-belle devait avoir la peau blanche et des flotteurs gonflés au gaz d’éclairage. Maintenant faut que son épiderme ressemble à du noyer ciré et que sa poitrine ne dépasse pas un certain calibrage. Les glandes s’atrophient, les gars.
Les hormones se bousculent. On gave trop les chiares de vitamines et pas assez de lard fumé. La carotte râpée fléautise dans les rangs femelles. Depuis que la nana se dépoitraille à tout va dans les soirées et qu’elle bikinise à l’extrême sur les plages, elle a le souci constant de présenter au peuple une académie raisonnable.
Le décarpillage est sans surprise désormais. Quel jeune marié n’a pas vu sa fiancée à loilpé avant sa lune de miel ? Nos dabes, eux, ils se payaient de l’émoi la nuit de leurs noces. Le déballage était angoissant. Ils savaient pas bien, au juste, ce qu’ils allaient dégauchir sous les froufrous. Ça tenait de la pochette-surprise, de la vente sur catalogue… L’âme conquérante, fallait avoir si on voulait obtenir la paix des profondeurs. Lutter contre les attaches, les falbalas, les dentelles, les boutons, les épingles, les lacets, les baleines… De quoi se monter le raisin en crème fouettée pendant l’opération ! Tandis que maintenant, hop-là ! Deux pressions et quinze centimètres de fermeture Eclair à actionner et vous êtes à pied d’œuvre. Une mariée se déloque aussi vite que la vedette du Châtelet entre deux scènes.
Tout en gambergeant je m’approche donc d’Alexandra. Cette souris, on s’en approchera jamais assez. On aimerait s’exercer dans le rôle du passe-muraille sur son académie.
Elle bavasse avec une copine. Je m’arrête (à mon corps défendant) et lui distribue une série de sourires envoûtants qui finissent par requérir son attention.
— Puis-je me permettre de me présenter, mademoiselle Alexandra ? lui susurré-je.
Elle est tout ouïe. Je ne voudrais pas me filer des coups de latte dans les molletières, mais j’ai la nette impression d’être son genre (en attendant de devenir le gendre de son père).
— Antoine Arebour, bluffé-je, je suis le neveu par contumace de la princesse Chmirnoff… Ma tatan n’a pu répondre à l’aimable invitation de monsieur votre père car elle vient de subir une grave opération, puisque aussi bien on vient de lui faire l’ablation du cœur et qu’on en a profité pour l’amputer du foie ; mais elle m’a chargé de la représenter.
— Vous la représentez très bien, pouffe l’adorable Alexandra.
Son regard friponnise vilain. Si on écarte un peu son iris, on lit dans sa prunelle des trucs tellement inavouables que je me ferais censurer en vous les racontant ici.
— J’ai beaucoup entendu parler de vous, poursuis-je. Et j’aurais donné mes deux bras pour vous connaître si je ne m’étais dit qu’ils pourraient encore m’être utiles après avoir fait votre connaissance.
Ça l’amuse tellement qu’elle largue sa camarade pour m’entraîner à l’écart.
— Vous êtes français ? demande-t-elle.
— A un point que vous ne pouvez pas réaliser, déclaré-je. Si vous aviez un peu de temps à m’accorder après la soirée, je pourrais vous faire visiter mon pedigree.