— Vous allez vite en besogne ! apprécie la ravissante enfant.
— Nous vivons à l’heure du spatial, lui fais-je observer.
Elle réfléchit, m’examine… J’en profite pour faire danser mes mécaniques.
— Ça va se terminer tard, objecte-t-elle.
— Tard dans la nuit, cela signifie tôt le matin. On pourrait plus mal commencer la journée, non ? Vous me permettez de venir vous attendre aux aurores ?
— Non, dites-moi plutôt où je peux vous rejoindre !
Hé, les mecs, j’ai idée que les deux tapissières de tout à l’heure m’ont pas tellement berluré en m’affirmant qu’Alexandra ne payait jamais d’excédent de bagage pour sa vertu quand elle prenait l’avion.
— Je suis au Baupolos Palace, chambre 69, vous ne pouvez pas vous tromper.
Son regard humide me pourlèche la calotte glaciaire.
— D’accord, je passerai vous dire bonjour. Mais vous ne partez pas tout de suite ?
Je louche sur le cadran de ma tocante. Faut pas que j’oublie mon rembour avec la petite réceptionnaire, ça ne serait pas poli.
— Je suis obligé de me retirer, lamenté-je, car c’est l’heure où je dois porter son tilleul-menthe à ma tante.
Je pousse un grand coup les feux de ma rétine.
— A tout à l’heure, Alexandra.
C’est hardi, hein ? Le petit ravageur d’Athènes, votre cher San-A., mes poulettes. Soyez pas jalouses surtout. N’oubliez pas que je suis en service commandé. Mon cœur vous reste, avec ses accessoires. Néanmoins, reconnaissez que c’est du travail rapide ! En moins d’un quart d’heure je suis entré dans la maison, j’ai appris la vie de ses habitants et obtenu une ranque de la demoiselle. Je me permets même de l’appeler par son préblaze. On peut aller plus vite, mais alors faut tourner en accéléré. Je m’éclipse en ayant la satisfaction du devoir accompli.
Tout en déambulant je me paie un petit tour d’horizon sur l’affaire. Je pige pas l’intervention de M. Polis là-dedans. Ce vieillard chenu, riche et digne, honoré, adulé, acidulé, médaillé, diabétique et grand-père ; cet ancien diplomate ; ce membre de la gentry athénienne ; que peut-il bien avoir à faire avec les marins qui ont escamoté la « Victoire » ?
Et sa chère petite-fille, belle, choyée, aimée, racée, élégante, instruite et orthodoxe, en quel honneur s’amuse-t-elle à aller chercher ces malfrats à leur sortie de l’hosto ? Car je ne doute pas un instant que ce soit elle la fille à la Rolls qui attendait Tédonksikon et Olimpiakokatris devant le Konokos-hôpital.
Alors ? Qu’en déduire ? Qu’en conclure ? Que Dimitro Polis a fait piquer la « Victoire de Samothrace » pour en décorer son salon ? Ou bien qu’il a voulu rendre cette statue à la terre qui l’a vue naître ? Ça paraît insensé de prime abord, mais, moi, rien ne m’étonne.
Tout est possible en ce monde et il n’y a qu’une chose qui soit réellement invraisemblable : c’est l’invraisemblance !
CHAPITRE VIII
DANS LEQUEL JE PASSE UNE NUIT COMME JE VOUS EN SOUHAITE UNE UN JOUR !
Elle avait raison, la môme de l’hôpital : Plaka, ça ressemble vachement à Montmartre. Je voudrais pas liquider vos illusions patriotardes, mais c’est même beaucoup plus pittoresque. Des petites rues étroites, bordées de restaurants où sévissent des musiciens. Des guirlandes d’ampoules, des aboyeurs vantant les délices de la boîte pour laquelle ils racolent. Des feuillages dans lesquels se nichent des projos de couleur. Et puis du populo dans les ruelles. Ça grouille. J’aime bien sentir foisonner les bipèdes. Les hommes, y a que ça de vraiment intéressant sur la planète. Le grand cañon du Colorado et les chutes du Zambèze, ça a de la gueule, naturellement, mais ça n’évolue pas. La nature érosionne, un point c’est tout. Tandis que l’homme, lui, essaie de remonter le courant et y parvient dans une certaine mesure, dans une certaine masure.
Le Bodaninos offre la particularité d’être situé au sommet d’un immeuble, sur un toit en terrasse bordé de plantes exotiques. Des musicos guitarent, violonent et flûtaillent à qui mieux mieux. L’éclairage est suave comme un verre de grenadine. Les serveurs portent des vestes bleu ciel et les tables sont séparées les unes des autres par des haies de verdure.
Depuis ce toit, on domine toute la ville et l’on voit briller l’Acropole sur sa colline. Son et lumière ! Il s’éclaire comme une vitrine ; l’intensité lumineuse monte progressivement et l’illustre Parthénon flamboie un instant. Et puis il s’éteint lentement jusqu’à s’engloutir dans la nuit de velours potelée.
Je fais le tour du jardin suspendu. Ma gosseline hospitaleuse n’est point encore là. Un maître d’hôtel à épaulettes m’attaque en français. Il a pigé illico que j’arrive de Pantruche. Probable que je dois trimbaler l’ombre portée de la tour Eiffel sur mon front ? Il me propose une table en bordure de terrasse et je lui commande un double Lawson’s afin de tromper l’attente. Celle-ci est de courte durée car miss Bureau-des-entrées fait bientôt son apparition. Et croyez-moi, bande de truffes moisies, mais le mot n’est pas trop fort. Cette gamine porte une robe blanche au col bordé de doré. Elle s’est cloqué un maquillage ocre et s’est coiffée façon sirène. Elle marche bien, ce qui est appréciable chez une femme, même lorsqu’on se propose de lui faire adopter la position horizontale, et elle sent bon. C’est rare qu’une fille de condition modeste s’embaume correctement. En général, chez nous en tout cas, les sœurettes proléteuses se parfument à l’eau de Cologne de bazar. Ça vous fouette l’olfactif. Moi je préfère renifler une fosse à purin plutôt que du parfum à bon marché. Me traitez pas de snob surtout, je ne l’admettrais pas. J’y peux rien si mon pique-bise réagit aux senteurs pauvres. C’est hépatique probablement. Je donne un bon conseil aux petites grand-mères : quand elles ne peuvent pas se payer ces minuscules flacons qui coûtent si cher, qu’elles utilisent une bonne eau de toilette, voire une savonnette de marque, ça suffira à m’ensorceler.
— Vous savez que j’ignore votre nom, ma suprême beauté ? je lui balbutie dans les tons moites en la faisant asseoir à ma droite et en m’installant à sa gauche.
— Je m’appelle Alexandra, me dit-elle.
J’en ai la luette qui se prend les pieds dans la glotte et la langue qui s’entortille autour d’une molaire. Je me tombe deux beautés athéniennes en moins d’une plombe et voilà qu’elles s’appellent toutes deux Alexandra. Y a de quoi se la faire peindre en bleu, blanc, rouge et se l’exposer au musée de l’armée, non ?
— Délicieux prénom, je croate (vu ma position géographique).
Nous établissons un menu tout ce qu’il y a de bien et je commence à me dire qu’il va falloir faire fissa si je veux m’empaqueter Alexandra II, avant de réceptionner Alexandra I. La lutte contre la breloque, les gars. C’est ma manière à moi de concourir pour le trophée Baracchi. Je me livre à un rapide calcul. Il est une plombe. Nous aurons fini de jaffer à deux heures. A deux heures et demie nous serons à mon hôtel. Une heure pour lui jouer le morceau de bravoure de « Marthe Richard au service de la France », une demi-plombe pour la reconduire chez elle en taxi, et ça nous mènera à quatre plombes, c’est-à-dire à l’arrivée de la petite Rolls. Vous conviendrez que je ne chôme pas !
— Vous avez l’air rêveur ? remarque-t-elle.
— Je pensais à vous, Alexandra. Je cherchais à définir la nature du trouble infini qui me gagne lorsque vous êtes près de moi ou moi près de vous…
Elle me tapote la pogne.
— Il ne faut pas me faire la cour, Antoine, reproche-t-elle, songez que je suis fiancée.