Elle commence à me courir sur le haricot grimpant avec son militaire, la souris.
— Ecoutez, Alexandra, la chambré-je, en ce bas monde, une seule chose compte : le présent. En ce moment, votre gars est en train de se faire un gros dodo dans sa petite caserne et il ne demande rien à personne.
— Mais justement, il a confiance en moi ! s’insurge-t-elle.
— Vous avez dit le mot, ma belle. Il a confiance en vous, c’est la seule chose qui importe. Pourquoi les banques peuvent-elles exister ? Parce que leurs clients ont confiance en elles. S’ils prenaient brusquement la pétoche et cavalaient retirer leur artiche tous en même temps, les banques feraient banqueroute. Pour les femmes, c’est pareil : elles ne peuvent se permettre de petits extras que lorsque leur fiancé ou leur mari ont confiance en elles. Si le gars en question a des doutes, la femme se doit de les dissiper par une vie exemplaire, mais seulement dans ces cas-là, comprenez-vous ?
Elle me bigle avec des vasistas immenses, puis tout à coup, éclate de rire. Elle a les dents blanches, la laine fraîche, l’haleine fraîche, l’allène[13] frais.
— Ne me riez pas ainsi, à bout portant, imploré-je, j’ai envie de déguster votre sourire…
Elle pique son fard avec une aiguille à tricoter, au risque de le crever, mais ne parvient pas à retrouver son. sérieux.
Le garçon garçonne. Les musiciens musiquent. Ils jouent les petits-fils du Pirée (les enfants ayant grandi). La nuit est douce comme un lit de plume. In petto, pour ne pas faire de bruit, je me demande si mon collègue a fait repêcher la « Victoire de Samothrace » dans les eaux mazouteuses de ce fameux Pirée. Cette idée me travaille le cuir à tel point que, ne pouvant lutter contre l’indécision plus longtemps je décide d’aller bigophoner. La gosse m’excuse et je quitte notre table pour gagner l’intérieur du restaurant. Je carillonne la rousse athénienne, mais on me répond que le commissaire Kelécchimos est rentré se coucher. J’insiste pour avoir son fil personnel avec une telle vigueur qu’on finit par me le donner.
Sa voix hargneuse me nasille des trucs.
— Ici San-Antonio, lui dis-je, vous allez être obligé de me répondre en français car j’ai laissé mon interprète dans un tiroir de l’hôtel. Où en êtes-vous des recherches ?
Il hésite, mais se décide à parler. C’est pas de la sucrette son françouze.
— Je ne rien découvrir ! me dit-il.
— Vous avez retrouvé l’endroit précis où le Kavulom-Kavulos a abordé ?
— Oui, je. Les scaphandriers ont à l’exploration cherché. Mais rien, niente, nada !
— Alors c’est qu’on aura déjà pris livraison du paquet !
— Je enquête prouve non !
— C’est-à-dire ?
— Selon les questions aux gens du port, personne faire la repêche dans le port pour le caisse.
— Et la nuit ?
— Permanence monde. Pour remonter profond le gros poids, nécessité scaphandre, grue, camion, vous comprendre ?
— Parfaitement. Il convient de faire des recherches à Samothrace. La « Victoire » se trouve peut-être sous le bateau ?
— Je déjà ordonné la recherchage.
— Parfait, bonne nuit !
Je raccroche. Décidément, le môme se présente mal. Je croyais dur comme fer qu’on allait, sinon repêcher la « Victoire », du moins apprendre qu’elle avait été retirée de la flotte du Pirée… Alors ?
Je retourne à ma table. Saisi par la beauté de l’endroit je m’arrête en cours de chemin. D’autres restaurants suspendus nous entourent, à des niveaux différents, pareils à des îlots de lumière et lorsque notre orchestre s’interrompt, on entend les autres musiques.
Ça compose un fond sonore improbable qui sourd de la nuit enchanteresse[14].
C’est plus fort que moi, je m’accoude à la balustrade pour savourer. Des coins, des instants de cette qualité, ça se déguste à la petite cuillère, non ? J’en prends plein les gobilles. Ça vous monte à la mansarde, cette musique aigrelette et ces senteurs portuaires et safranesques.
A l’instant où je vais m’arracher à cet abandon, mon attention est attirée par quelque chose de bizarre et d’indéfini. Cela se trouve sur un toit voisin situé au niveau de notre terrasse. C’est embusqué derrière une cheminée. Et je vous parie un bol d’air contre l’air céhoène-pantoufle que vous trimbalez avec tant d’abnégation, que le truc en question est un homme.
Ce qui a accroché mon regard, c’est un reflet de lune sur une surface scintillante. En matant plus attentivement je réalise que le quidam à l’affût est en train d’épauler un fusil à lorgnette. Et ce qui me flétrit la cressonnière, c’est de piger que ledit fusil est braqué sur le gars mézigue, fils unique et préféré de Félicie. Ne voulant pas que cette dernière ait du chagrin, je me casse en deux afin de me mettre à l’abri de la balustrade. Bien m’en prend car, malgré le tohu-bohu ambiant je perçois au moment de mon plongeon le bruit sec d’une détonation. Un fracas de porcelaine brisée le prolonge. La balle que je n’ai pas interceptée est allée fracasser une soupière fumante qu’un jeune serveur coltinait sur un plateau. La soupière a explosé et le môme a lâché le plateau qui s’est écrasé au sol avec son chargement d’assiettes.
Y a branle-com de babat à bord, les zenfants ! J’en contrepète d’émotion ! Le chef de rang morigène le gamin qui proteste. Mais on ne veut pas entendre ses doléances, ni ses condoléances. On le gifle, on l’évacue, on le conspue. Je me redresse et mate en direction du toit. Le tireur a disparu. Pas la peine d’essayer de lui filer le prose ; le temps de dégauchir l’entrée de l’immeuble dans cet entrelacs de ruelles et le zig sera déjà dans sa maison de campagne avec les pinceaux dans ses mules.
Troublé, je rejoins Alexandra II.
— Que s’est-il passé ? demande-t-elle.
— Un petit serveur maladroit, ma beauté, ça arrive dans les plus grandes maisons.
Ce qui me turlupine le turlu, comme disait Chaliapine, c’est que j’ai été identifié et suivi sans que je m’en aperçoive. Pour un poulardin dont l’instinct est passé au papier de verre tous les matins, voilà qui n’est pas glorieux. Je menais mon petit turf sans m’occuper de rien et un zig me matait à la lorgnette, bien décidé à me liquider. En tout cas, si on tient à me balayer du paysage c’est qu’on m’estime gênant. Et si on me trouve gênant, c’est que je suis sur la chaude piste, non ?
C.Q.F.D., mes amis.
Je fais picoler ma conquête afin de préparer le terrain, car San-A., vous le connaissez de réputation, mes trop belles ; c’est pas parce qu’un inconnu dont le nom s’écrit avec un point d’interrogation majuscule a voulu me faire le coup du regretté président Kennedy que je vais négliger la gosseline de l’hosto. Au contraire, ça me met de l’émoi dans la moelle épinière, ce genre de cérémonie. J’ai mes centres nerveux qui patinent.
Lorsque nous quittons le Bodaninos, la mignonne en trimbale un gentil coup dans l’aileron. Je fais fréter un taxi, car je n’ai pas envie de musarder dans les petites rues de Plaka en sachant qu’un célèbre inconnu rêve de me coller une fève dans la viandasse.
Ce serait un jeu d’enfant pour un dégourdi de me planter un morceau de rapière entre deux côtes et de disparaître.
Où allons-nous ? questionne Alexandra II une fois installée dans le bahut.
— Prendre le dernier verre à mon hôtel, dis-je négligemment, comme s’il s’agissait de la chose la plus normale du monde.
— Oh non ! proteste la jouvencelle, et mon fiancé, s’il apprenait…
— S’il apprenait un truc pareil, c’est qu’il aurait des dons de voyance, ma chérie, auquel cas sa fortune serait assurée. D’ailleurs le Baupolos est un hôtel select.