On se permet deux ou trois petites aspirations timides, juste pour dire de s’oxygéner les soufflets.
— Jette ça, baby ! ordonné-je sourdement.
— Non, à toi de jeter ! rétorque-t-il.
— A ce petit jeu, lui dis-je, tu es sûr de perdre.
— Qu’est-ce qu’on parie ? ricane mon adversaire.
— Rien, fais-je, car tu ne t’apercevras jamais que tu as perdu, mon pote.
— Tu crois ?
— Rappelle-toi tout à l’heure, sur ton toit, tu ne m’as pas eu, et pourtant tu avais cent fois le temps de me praliner !
Ça lui mord le nez.
— J’étais gêné par les lumières de la terrasse, ça brillait dans ma lunette…
Il me vient une idée. Mon Dieu, ce que je suis intelligent ! Ecoutez, mes loutes, je ne voudrais pas avoir l’air de m’inventer, de m’éventer ou de me vanter, mais je crois bien que des futés comme San-A. n’ont plus cours sur le marché de la dégourdanche.
— Et maintenant, bébé rose, lui dis-je, tu es gêné par le scintillement de la mer sur laquelle le jour se lève.
Car je tourne le dos à ce que des poètes daltoniens ont baptisé « la grande bleue ». Je me dis que le chauffeur va réaliser brusquement qu’un immense scintillement, un miroitement infini m’entourent. A partir du moment où sa rétine sera préoccupée par la chose, il n’aura plus l’œil infaillible. Effectivement, je le vois ciller.
— Allons, pomme à l’huile, concilié-je, laisse tomber ton Eurêka qu’on se mette à discuter sérieusement, on va pas attendre jusqu’au bal de la Saint-Troude !
— Rien à faire, grommelle-t-il en se payant un mauvais sourire.
— Je te fais une proposition…
— Ah oui ?
— Je compte jusqu’à trois. A trois, on ouvre la main pour larguer chacun sa pétoire, d’accord ?
Bien qu’il se trouve à huit mètres vingt-quatre de moi, je décèle parfaitement l’éclat vénéneux qui brille dans son regard.
— Entendu…
« Et compte sur moi », signifie l’éclat dont à propos duquel je vous cause !
Il est prêt à risquer le paquet. Allons, il faut que je joue ma partie en solo, moi itou. Ah ! ce que ce métier est pénible par moments !
— Un ! compté-je… Deux…
Et à deux je lâche la purée. Il avait fait le même calcul, le fripon. Simplement j’ai le millième de seconde d’avance prévu au programme. Sa balle à lui va se perdre dans la mer tandis qu’il morfle la mienne dans le gras du bide. Le voilà qui lâche son feu et qui tombe à genoux en s’empoignant le Prosper. Une série de très laides grimaces… Il pâlit à vue d’œil !
Je me précipite sur lui.
— T’aurais pas joué au comte, ça ne serait pas arrivé, fais-je.
Il serre les chailles, le pauvre vieux. La sueur ruisselle sur sa frime convulsée.
— Je vais t’emmener à l’hôpital, promets-je, mais auparavant tu vas me dire où tu as conduit les deux matelots quand ils sont sortis de l’hôpital.
Il se couche lentement sur la grève, faisant de la sorte le tas sur la grève. (O Grèce, terre des inversions où un homme inverti en vaut deux !)
Pourvu qu’il ne déclare pas forfait avant d’avoir jacté !
— Ecoute, mon pote, t’as besoin qu’on te ramone la boyasse, et je suis prêt à te confier à un chirurgien, mais auparavant faut me dire la vérité. A quoi ça te servirait d’emporter un secret dans la tombe, dis, tronche-creuse !
Son souffle est saccadé, un gémissement fuse de ses narines. La mer clapote autour de nous et un soleil de carte postale se lève sur les flots, inondant l’univers de sa lumière généreuse, comme il est écrit dans les bonnes compos-francs de cours moyen, première année.
— Tu m’entends, camarade ?
— Oui.
— Les deux matafs du Kavulom-Kavulos, hein, dis-moi, où les as-tu conduits ?
Il balbutie, d’une voix à peine audible :
— Monastère…
— Quel monastère ? Parle ! Le temps presse !
— Monastère du mont Phoscaos…
— Et la « Victoire » où est-elle ?
Il rouvre ses paupières et ses yeux brûlant de fièvre reflètent les merveilleux petits nuages de ce matin neuf.
— Quelle « Victoire » ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Ma parole, il n’a pas l’air au courant. Ça m’étonnerait qu’il cherche à me blouser en ce moment. En pleine agonie, qu’il est, Julot ! Ma bastos lui a drôlement composté le tiroir-caisse ! Vous pensez, du 9 millimètres, faut une sacrée cuillerée de bicarbonate de soude pour digérer cet aliment-là !
Mon humanisme se rempare (de Carcassonne) de moi. S’agit de le convoyer jusqu’à un poste de secours. Je me baisse pour le prendre dans mes bras, mais à cet instant il soupire « rrrhâ » et lâche la rampe.
Je lui fais le test de la paluche sur le battant. On annonce relâche pour répétition. Mort qu’il est, le tireur de mademoiselle Polis. Je l’abandonne et me redresse, déconcerté. Un bruit me fait tourner le chou. Deux pêcheurs qui radinaient, lestés de filets, viennent de rebrousser chemin. Ils ont largué leur matériel sardineux et ils courent comme des ratés dératés qui auraient des ratés. C’est pas le moment de contempler l’infini pour voir si le Bon Dieu a flanqué assez de lessive dans la mer pour que la maison Kodak y trouve son compte ! Je saute au volant de la Rolls et j’embraye.
C’est la première fois que je pilote un carrosse commak, mes lapins. J’ai l’impression de driver the queen d’Angleterre ! A ce propos, ça me rappelle une blague que mon ami Robinson Friday de l’abbé-baissé m’a racontée : « Une Rolls et une Bentley se trouvent « nez à nez » dans une ruelle de London. Aucun des deux chauffeurs n’accepte de reculer. A la fin, y a le conducteur de la Bentley qui descend et s’approche du chauffeur de la Rolls. « J’aime mieux vous prévenir tout de suite que c’est Monsieur Bentley lui-même qui se trouve dans ma voiture et qu’il n’est pas question que je recule », déclare-t-il. Alors le pilote de la Rolls descend à son tour et ouvre la portière arrière. « Et ça, fait-il, en montrant la reine d’Angleterre, c’est de la m…[17] ? »
Je remonte à toute vibure le chemin qui conduit à la nationale. Ma décision est prise. Maintenant je dois me placer sous la protection du commissaire Kelécchimos, sinon il va m’arriver un turbin. Je fonce en direction d’Athènes. Une première pancarte rédigée en caractères grecs me fout dedans et j’atterris dans la cour d’une usine, au moment où les ouvriers rappliquent. Je fais sensation. Il s’agit d’une fabrique de cageots et tous les caissiers (puisqu’ils font des caisses) me lancent des quolibets aigres-doux, comme quoi « Vivement que le communisme arrive qu’on puisse déguiser les Rolls en brasiers et leurs conducteurs en bonzes non ignifugés. » A quelques mots près, ça doit être ça qu’ils me virgulent, les frileux de la nouille à l’eau.
Je manœuvre au milieu des manœuvres et je fais demi-tour à droite, droite ! Cette fois c’est du nach Athènes !
Maintenant, il fait tout à fait jour. Un sommeil de plomb me brûle les paupières. Si je m’écoutais, je remiserais le contre-torpilleur des Polis dans un champ et j’en écraserais. Des ânons font « ah oui ! » au long de la route, en regardant passer la Rolls.
Je fixe désespérément la « Victoire de Samothrace » modèle réduit qui paraît s’élancer à l’avant du capot. Elle guide mes pas. Me conduira-t-elle jusqu’à la vraie ?
17
A partir de dorénavant je vous en placerai toujours une ou deux par bouquin, ça vous évitera d’avoir l’air trop truffe dans les soirées mondaines !