Il volante brillamment, prenant des virages à angle aigu, la lèvre inférieure bloquée dans son râtelier incomplet.
— Tu crois que c’est le moment d’insulter Agathe ? lâche-t-il avec seulement un coin de sa bouche.
Agathe, c’est sa Citroën carolingienne. Il y tient comme à la prunelle de ses yeux. Elle part en copeaux, en lambeaux, en fétus, en poussière. Il y a du carton à la place des vitres et une photo de fille à poil à la place du rétroviseur. Le capot tient avec du fil de fer et il bouche les trous de ses pneus harassés avec du chouingue-gomme mâchouillé, mais Agathe tient toujours la route. Elle perd son huile, ses boulons, sa tubulure, ses ressorts, sa courroie de ventilateur, ses vis platinées, ses bougies, mais elle roule encore ! Elle n’a plus d’essuie-glaces, ce qui est sans importance puisque le pare-brise est absent, ses phares pendent au bout de leurs fils comme deux poires blettes épargnées par l’automne et elle est cabossée comme une boîte de conserve ayant servi de ballon de foot à des écoliers, mais elle roule toujours. Elle donne de la bande, vu qu’il lui manque des lames de ressort, les roues écrivent des huit en tournant, les coussins ressemblent à des fourchetées de fumier, ses pare-chocs sont devenus fers de lance, mais elle absorbe les kilomètres comme une grande !
Le cercle du volant tient à l’aide d’une clé de boîte à sardines, le levier de vitesse a été remplacé par un tisonnier de cuivre et la semelle de bois d’une galoche supplée la pédale de frein, mais le vaillant Béru continue de manier son automobile avec brio, et de la conduire à vive allure sur les chemins tortueux de la gloire et de l’honneur.
— Où me conduis-tu ? m’inquiété-je, frappé par la détermination de mon ami.
En effet, il roule sans la moindre hésitation, tournant à gauche ou à droite en homme sachant où il veut aller et sachant y aller !
— Occupe-toi pas du chapeau de la gamine, j’ai mon plan.
— Ça serait indiscret de te demander ?
— On va à la Cropole, bougonne-t-il.
Comme, muet de surprise, je ne réagis pas, il récite :
— La Cropole est une citadelle de l’ancienne Athènes, sur un rocher haut de 270 mètres. Cette vieille forteresse, où Pisistrate avait encore son palais, fut ravagée par les Perses, lors des guerres médiques. Au Ve siècle avant Jésus-Christ, la Cropole, consacrée à Athéna, fut ornée de magnifiques monuments…
Il se tait.
— J’avais appris tout le blaud sur mon guide, mais après j’sais plus.
— Qu’est-ce qu’on va foutre à l’Acropole, Gros ?
— Y a un parkinge terrible, là-bas. On va carrer ma chiote dans le lot et se prendre un bus touristique. Souviens-toi que c’est toujours dans la foule qu’on se planque le mieux.
— Tu m’as l’air de connaître le chemin à fond.
— Espère un peu, moi et Berthe on y va tous les jours. J’sais pas ce qu’a pris à ma bonne femme, mais le Partez-donc, c’est son vice depuis notre arrivée ici. Elle s’y trouve en ce moment que je te cause.
Il trouve le moyen de boutader, alors qu’il cogne le cent dix sur son tas de rouille :
— Je savais qu’elle aimait la graisse, mais à ce point, ça me fait comme le fameux radeau : ça me méduse !
Ayant de la sorte apporté son tribut à l’humour, il se consacre à la difficile conduite d’Agathe. Je me retourne sans arrêt, m’attendant à voir débouler des motards déguisés en hululants de la mort, mais tout est tranquille.
Ma fuite dans la panique a magnifiquement réussi.
Dix minutes plus tard, nous sommes au pied de l’Acropole.
Béru se faufile à travers la mer de chignoles remisées là. Il dégauchit une place, s’y range, et saute de voiture.
— Tu vas m’aider ! ordonne-t-il en dégageant la chaîne qui ferme sa malle.
— A quoi faire ?
— On va mettre à Agathe son préservatif, dit-il en sortant une bâche bleu métallisé. D’abord ça la camouflera, ensuite comme je sais pas combien de temps la pauvrette va moisir ici, au cas qu’il pleuvrait ça lui tiendra le nez au sec !
Nous couvrons donc le bolide, avec les soins minutieux que peuvent apporter les mécaniciens de l’équipe Ferrari à leurs coursiers engagés aux 24 plombes du Mans.
Ensuite, le Gravos me drive vers le parking réservé aux cars.
— On va aller se planquer dans mon bus habituel, je commence à connaître le chauffeur, un mec tout ce qu’il y a de charmant, je lui expliquerai que t’es un aminche de rencontre et j’y glisserai quelques braquemards (c’est la mornifle du patelin) pour qu’il acceptasse de te véhiculer.
Le Puissant passe en revue les bus bleus ou rouges rangés au bas du Parthénon.
— Le nôtre, c’est le bleu à bande crème, là-bas ! dit-il.
On s’y dirige. Il mate les abords, mais n’avise pas le chauffeur.
— Attendons-le à l’intérieur ! recommande mon vaillant complice.
Il ouvre la lourde du véhicule, escalade le marchepied et s’arrête, muet de saisissement. Je vois friser les poils de ses mollets.
— Eh bien, pépère ? je demande.
Comme il ne répond pas, je le pousse et me hisse près de lui. Un spectacle d’une rare qualité artistique me saute aux lucarnes. Figurez-vous que, contrairement à ce qu’on pouvait croire de l’extérieur, le car n’est point vide. Deux personnes s’y trouvent. Ces deux passagers discrets sont allongés dans le couloir du véhicule. L’un est une passagère qui a nom Berthe Bérurier, l’autre est le chauffeur du car. Vu l’étroitesse de l’allée, ces dignes gens ont dû se superposer. C’est le chauffeur qui occupe la position supérieure. On dirait qu’il fait de l’hébertisme et qu’il tente, en rampant, d’escalader le vigoureux promontoire constitué par l’académie berthienne. Il se trémousse vilain ! Il vient, il va, il geint. Et la brave Berthy, toujours soucieuse d’assister son prochain, l’encourage du geste et de la voix.
— Berthe, nom de Zeus ! jure le Gravos en franco-grec.
La douce épouse pousse une exclamation supplémentaire (de surprise celle-là) et relève sa tête boursouflée et rouge de volupté.
— Alexandre-Benoît ! balbutie-t-elle.
Au lieu de faire jouer son différentiel à pivot surcompensé, le chauffeur de la compagnie Grèce-Azur (c’est écrit sur sa casquette) met au contraire le grand développement, et il a une bonne excuse à cela puisque, en argot athénien, alec zandrebenoas signifie : plus vite chéri. C’est un consciencieux, un obéissant. Et puis il a conscience d’étreindre la France éternelle et il se veut à la hauteur de sa lourde tâche. Il sait qu’elle en a vu d’autres, la France. Des vertes, des pas mûres, des en couleurs, des en scope, des en télescope, des en périscope, des vigoureuses, des vibrantes, des démentielles, des artificielles, des pompidiennes, des trémoliennes, des mollessiennes, des dix-huit juillennes, des hitlériennes, des mahousses, des chétives, des renforcées, des autoritaires, des majoritaires, des velléitaires, des astreuses et des désastreuses.
— C’est fini, ce branle-bas ! tonne le bermudé. Vous pourriez vous arrêter quand je vous cause !
Du coup (si j’ose dire) le chauffeur interrompt son manège enchanté et remet Pollux à la niche. Il se dresse sur les genoux, tels les Pompéiens fuyant la colère du Vésuve.
— Salopard ! mugit le Courroucé. Un mec que j’y offrais des cigarettes à tout va et que j’y cloquais des pourliches royals !
Il tend les deux mains à son épouse pour l’aider à retrouver la verticale sans laquelle l’homme ne serait qu’un quadrupède parmi tant d’autres.
— Pour Berthy, y a des circonstances exténuantes, déclare-t-il à mon intention, la pauvrette supporte pas le climat. La chaleur y porte à la peau, c’est physionomiste chez elle, ça on le sait ! Mais ce vilain macaque n’a pas d’excuses, lui ! Il le connaît son climat, non, quoi, merde !