— Y a pas de forniculaires pour grimper là-haut ? se lamente Bérurier.
— Où te crois-tu, lésépaulhaussé-je, c’est pas parce que ça ressemble un peu au Sacré-Cœur qu’on a droit à la place d’Anvers !
— Ils auraient tout de même pu pendre la crémaillère ! déplore le Valeureux. Les hommes de Dieu ont bien droit à l’ascenseur quand t’est-ce qu’ils se rapprochent du patron, non ?
Un zig fagoté comme un berger arcadien nous aborde. Il nous cause en grec, naturliche, mais je pige ce qu’il nous veut car j’ai l’oreille qui commence à se familiariser, et puis ses gestes sont explicites. En effet, il tient trois ânes par leur longe et nous les désigne. Tantôt il montre Béru, tantôt il montre un âne. Ce brave homme est un loueur de bourriques qui assure le service port-monastère. Mais Béru voit dans son manège une allusion outrageante. Avant que je n’aie eu le temps d’intervenir, il a claqué le museau du pauvre homme, lequel se retrouve le derche dans la poussière avec ses ânes qui lui soufflent dessus comme dans la crèche de Bethléem.
— T’es pas louf ! m’indigné-je.
— Je tolérerai jamais qu’un enviandé de Grec me traite d’âne sur la place publique ! mugit le mugicien.
« Il devrait au moins avoir le respect de mon complet de pope, vu que c’est sa religion que je personnifie ! »
— Mais il loue des ânes pour grimper au monastère !
Le Gravos se tripote les poils de sa barbouze.
— T’es certain ?
— Bien sûr, le voilà ton funiculaire, hé, fesses de singe !
— C’est pas de bol, soupire le Père Bérurier en tendant la main à sa victime pour l’aider à se relever. Excuse-moi du peu, bonhomme, mais j’eusse cru à une alluvion malveillante. Turellement qu’on va se payer une partie de dada, biscotte avec mon soulier qui blesse je me vois pas fixe pour la grimpette.
Ce disant, le chevalier de Juliénas s’approche de l’aliboron qu’il juge être le plus costaud et l’enfourche comme une motocyclette.
— Hue, Cocotte ! lui dit-il.
L’âne ne bronche pas. J’enfourche le mien, le loueur le sien et nous démarrons, mais on a beau exhorter la monture du Gros, elle refuse absolument de décoller. Les ânes, vous savez comment ils sont, les gars ? Cabochards en diable ! Ils ont leurs têtes, leurs humeurs !
Le grand manitou des transports publics d’Adamos-City passe derrière son véhicule et lui file un coup de fouet.
L’âne répond par une ruade qui envoie Monseigneur Béruros à dame. Furieux, le Mastar se redresse et se précipite sur son bourricot.
— Ecoute, petit, lui vocifère-t-il dans les manches à air, c’est pas une bourrique grecque qui va me couillonner ! Le dégourdi qui veut faire l’âne avec moi n’a pas gagné. Et je te préviens charitablement que si tu te prends pour le gagnant du Prix de l’Arc de Triomphe, je me charge de te rabaisser la gamberge !
Le maître de l’animal tend son fouet à Béru, lequel refuse.
— Laisse-moi manœuvrer, j’ai ma technique, assure-t-il.
Il retrousse sa soutane, explore les poches de son bermuda (ce qui abasourdit l’Adamien) et en retire un étui de cigares et un briquet. Il allume un cigare, tire quelques goulées pour en incandescenter le bout et enfourche son âne à l’envers. Il lui empoigne alors la queue, soulève celle-ci et, d’un geste péremptoire, enfonce le bout allumé du cigare dans le fignedé de sa monture en déclarant :
— Les passagers sont priés d’attacher leur ceinture !
Il n’a pas le temps d’achever sa phrase. L’âne vient de pousser un cri terrible et il détale à fond de train. Béru se cramponne à sa croupe, à ses poils, à sa queue. Il le serre entre ses jambes, lui mord le pelage, se plaque à la bête. Bientôt monture et cavalier disparaissent dans un nuage de poussière.
Je regarde le loueur. Il est tout renfrogné, mais pas soucieux outre mesure. Du geste il me montre le mont Phoscaos pour me faire comprendre que son pensionnaire s’y dirige.
Effectivement, nous retrouvons le Gravos, une heure plus tard, devant la porte du monastère. Il gît sous un olivier en se massant l’échine tandis que l’âne, revendicatif, lui brait des injures ânières à nez portant.
— Tu es tombé ? m’inquiété-je.
— A l’arrivée seulement, cette sombre carne s’est roulée par terre pour me débarquer.
— Bravo pour le rodéo. Gros ! Je te jure que si les frères Bouglione voyaient ce numéro ils te signeraient un contrat en blanc. C’est ça le véritable pope-art !
Là-dessus je douille la croisière au représentant de la R.A.T.P. locale.
File-z’y une subvention pour qu’il offre des suppositoires adoucissants à Gélinotte, recommande cette grande âme béruréenne.
Ainsi est fait. Nous nous rajustons pour sonner à la lourde lourde du monastère. Très loin, dans les profondeurs du bâtiment, le tintement d’une cloche retentit. C’est le seul bruit qui nous parvienne. Tout est paix et silence. Tout est calme et repos. Tout est méditation et prière muette. La nature elle-même semble abîmée dans des dévotions.
— A partir de dorénavant, chuchoté-je, on joue bouche-cousue à guichet fermé, hein, Gros ?
— Ne t’occupe.
— Et souviens-toi qu’ici, le signe de croix se fait à l’envers…
— Comme la fondue savoyarde, souligne mon compagnon. On tourne la cuillère à l’envers.
Un bruit grinçant du verrou qu’on déverrouille. Le volet d’un judas s’ouvre et nous apercevons un œil et un haut de barbouze. Bruit de verrou qu’on reverrouille, aussitôt suivi d’un grand bruit de grand verrou qu’on déverrouille. C’est la porte qui s’écarte. Nous sommes en face d’un vieux pope chenu, à poil blanc, à rides grises, qui sent l’ail et la crasse accumulée. Sa soutane est verdâtre, rapiécée, élimée. Ses yeux bordés de rouge larmoient.
Il nous dévisage, puis trace dans l’air un signe de croix. J’y réponds par un autre signe de croix. Gagné par la contagion, Béru s’exécute à son tour.
— Si on se fait pas escommunier avec tout ça, me chuchote-t-il, on aura de la veine ; pour peu que le patrioche d’antiarche ait des accointances avec Paul VI, on est bonnard pour se carrer nos extraits de baptême dans les cagoinsses…
Je lui file un coup de savate dans les montants afin de le faire taire. Le vieux pope (c’est avec les vieux popes qu’on fait les meilleures poupes) prend une éponge humide dans la poche de sa soutane et s’efface pour nous laisser entrer. Nous pénétrons dans un jardin d’assez vastes dimensions, plein de buis et de lauriers. L’endroit est d’une sérénité virgilienne. Des colombes jouent au Saint-Esprit, de branche en branche. Une source murmure[20] dans une vasque de marbre blanc. Le pope portier nous précède vers la réception. Chemin faisant, nous croisons le pope épicier (autrement dit le pope Pothin) et nous échangeons une rapide bénédiction.
Béru paraît s’accoutumer à son nouvel état.
Tout en déambulant, je pense à mes Alexandra de la nuit dernière. Celle de l’hôpital doit être un tantinet dépassée par les événements. Pauvre gamine ! Une petite bien douée pour gesticuler à l’horizontale ! M’est avis que cette aventure lui servira de leçon et qu’elle vivra désormais dans le culte de son fiancé (fin de citation).
On entre dans un long couloir frais aux voûtes planturo-romanes à volutes pernicieuses, et le pope portier nous fait entrer dans une pièce fraîche, meublée d’un seul bureau sur lequel se trouve un énorme registre relié de cuir noir. Un encrier, une plume. Il trempe la plume dans l’encrier et me la tend. Avec terreur j’examine les noms qui précèdent. Tous sont rédigés en grec.