Les ex-marins du Kavulom-Kavulos se prennent par la main et s’emmènent promener. Vont-ils disparaître dans l’obscurité et nous échapper ? Puisque vous vous trouvez dans une île, où iraient-ils ? m’objecterez-vous. Soit, mais je vous répondrai (car je suis poli) que l’île est vaste (des que je connais à l’esprit facile, ajouteraient que l’île est vilaine) et des zigs audacieux peuvent s’y planquer un bon bout de moment. Or le temps presse. Que fait le San-Antonio désarmé dans sa barque ?
Il prend le cadenas qu’il vient de dégager et qui constitue un projectile sérieux et de toutes ses forces, qui sont considérables, le propulse en direction du dernier fuyard. J’ai une adresse folle, plus une légale (à Saint-Cloud). Mon bras est une fronde, sans doute parce que, de naissance j’ai déjà l’esprit frondeur ? Bref, toujours est-il que le cadenas percute la nuque d’Olimpiakokatris. Dans la foulée il se pique un trénard sur la jetée. Son camarade de promotion ne s’arrête pas pour lui porter secours. Chacun pour soi et Zeus pour tous ! Bientôt son pas meurt dans le silence de la nuit[25] et son ombre rapide se perd dans celle du village.
Je me hisse hors de la barque et je file un coup de périscope de l’autre côté du môle pour vérifier où en est le camarade Bérurier. Il radine en clapotant, en crachotant, en écumant (ça lui fait une tête de pipe car c’est de l’écume de mer).
Il tousse, il sacre, il peste, il râle, il suffoque, il expectore (de police), il démuqueuse, il juronne, il tonne, il barbote, il se vide. Chose mystérieuse, surprenante, indicible, son chapeau de pope, qu’il avait conservé dans la précipitation, s’est maintenu sur son chef. Il est un peu molasson et ressemble à une omelette. Avec le bermuda collé à ses grosses cuisses, il est fignolé-princesse, le copain. Je le laisse se démerder (que le terme ne vous choque pas, il signifie ici sortir de la mer), et je m’approche de mon projectilé. Justement, il est en train de rassembler ses esprits pour essayer d’en faire un paquet. Je m’agenouille près de lui. Une flaque de sang s’étale sous sa tronche. Le cadenas lui a salement entaillé le citron.
— Voilà ce que c’est de vouloir jouer les James Bond quand on n’est pas doué !
Il s’assied difficilement. Le raisin continue de lui dégouliner dans le cou.
— Tu te sens mieux, chouchou ?
Il acquiesce.
— Alors amène-toi, tu vas faire un peu d’exercice pour te décontracter la coquille.
Je joue les barreurs.
— Oôôôô hisse !
Bérurier est à une rame, Olimpiakokatris à l’autre et la barque fend la vague dans un clapotis soyeux.
— Si tu me disais où vous avez largué la « Victoire », Olimpia ? fais-je entre deux ôôôô hisse.
La sueur et le sang se mêlent sur sa tête. L’eau et la sueur se marient sur celle de Bérurier. Ils composent un beau tandem sur leur banc de nage.
Comme il tarde à répondre, Béru lâche sa rame et balance un gnon dans la frite du corameur.
— On te cause ! rogue-t-il.
Il est drôlement en renaud, le Mastar. Il ne se pardonne pas de s’être laissé feinter par Tedonksikon. Il avait le pétard et la situation en main, et d’un coup de latte l’autre l’a expédié au jus ; quand on est Béru, c’est dur à avaler, ça écaille votre pedigree, ça vous flétrit l’honneur. Il est sombre comme le négatif d’une première communiante.
— La « Victoire »…, bredouille le souqueur.
Nouvelle beigne du Gros.
— Fais pas l’écho, réponds !
— Elle n’a jamais quitté la France, murmure Olimpiakokatris.
— Quoi ? m’égosillé-je. Tu te fous de moi, dis, figure de fifre !
— Non, je le jure !
Béru se dresse dans la barque, au risque de la faire chavirer. Il se plante devant le deuxième galérien de service et se met à lui administrer tellement de claques et avec une telle promptitude que la bouille du mec ressemble à un punching-ball surmené.
— Arrête ta gymnastique, Gros ! ordonné-je, tu vas lui liquéfier le cervelet !
L’Obèse obéit. Il souffle sur les poils roux de son poing et se rassoit.
— Olimpiakokatris, mon lapin, reprends-je, je connais le truc du Kavulom-Kavulos, son sas sensas dont le fond est amovible. Alors viens pas me dire qu’il n’a pas servi, on a relevé des traces qui prouvent le passage de la caisse par ce conduit.
— S’il le redit, je lui arrache la tête, promet Béru d’une voix étrangement douce.
Après avoir donné cet avis à vie à mon vis-à-vis, le Gros lui pose la main sur l’épaule. On sent, à son air lugubre, qu’il peut fort bien lui dévisser la calbombe comme une simple pomme d’escalier.
— Mais bien sûr que la caisse est passée par là, seulement elle est restée à Marseille, affirme véhémentement le marin. On avait ouvert les deux trappes et elle est tombée immédiatement dans l’eau !
Je m’offre un instant d’abrutissement, histoire de me laisser refroidir le coffret à bêtises, et puis j’éclate de rire. Bon Dieu, ce que ç’a été bien joué ! La « Victoire » n’a fait que traverser le Kavulom-Kavulos ! et n’a pas séjourné à son bord plus de quatre secondes ! Ah ! le beau coup ! Ah ! la belle idée ! Ah ! comme on a bien mijoté cette affure ! Bravo et salut ! Je reconnais le génie lorsqu’il passe à ma portée, comme disait une mère lapine qui aimait les chauds lapins.
Ils étaient parés, les kidnappeurs. A la deuxième mesure de « Marseillaise » le tour était joué et l’on avait déjà volé la « Victoire » ! En cours de traversée on pouvait explorer le sas, ça ne craignait plus rien.
— Pour le compte de qui avez-vous travaillé ? demandé-je.
Il hésite un léger brin. Mais les phalanges béruréennes sont là, qui donnent la bonne impulsion.
— Pour le compte d’un officier de marine qui était notre second à bord du Good Luck To You.
— Le yacht de Barbara Slip ?
— Oui. C’est lui qui a tout comploté. Le nom de cet homme ?
— John Hywalker.
Je médite (à compte d’auteur).
— Ça va, ramez ! fais-je.
— Si tu veux ma place, te gêne pas, ricane le Gros, je te la cède à l’amiable, sans te faire douiller le droit au bail !
— Non, refusé-je, j’ai besoin de réfléchir.
— Tu peux pas savoir ce qu’on réfléchit bien en ramant, tu ne risques pas de te faire des ampoules au caberlot.
Je ne lui réponds même pas car je me convoque déjà pour une récapitulation générale. Les deux matafs naviguaient sur le yacht de l’ancienne vedette hollywoodienne. Un de leurs officiers leur a proposé le vol du siècle ! Ils ont marché ! Et…
— Dis voir, Olimpiakokatris, ton John Hywalker, il avait navigué à bord du Kavulom-Kavulos autrefois ?
— Oui, en effet, s’étonne le rameur. Vous le saviez ?
Une mornifle de Béru lui rappelle qu’il doit seulement répondre aux questions et s’abstenir d’en poser.
— Parle-moi un peu de la famille Polis.
25
A mon avis, ce San-Antonio est tellement littéraire que vous devriez le faire relier cuir. D’ailleurs, d’une façon générale, un San-Antonio, ça se relit !