DANS LEQUEL JE VOUS MÈNE EN BATEAU !
Nous récupérons Kessaclou dans le couloir. Il paraît drôlement hargneux, le chétif interprète ; prêt à m’interpréter un enguirlandage de première en grec moderne. Il aime pas qu’on le traite comme un pot de résédas et qu’on le colle sur le balcon. Les hommes, plus ils sont petits, plus ils sont pétardiers.
— Vous avez du nouveau ? demande-t-il lorsque nous sommes sortis du centre hospitalier.
— Rien, lamenté-je. J’en arrive à penser que les dieux de l’Olympe nous ont fait une blague et ont déguisé la mère « Victoire » en bloc de fonte…
— Puis-je vous demander ce que vous comptez faire ?
— Visiter Samothrace et le Kavulom-Kavulos, réponds-je.
Kessaclou opine.
— Nous avons prévu un hélicoptère militaire pour vous conduire directement de Salonique dans l’île.
— Bravo ! vous faites bien les choses.
Pinuche marche en lui-même. Il baigne dans sa propre lumière intérieure. Je devine que des pensées sherlock-holmiennes gouttent de sa pauvre matière grise, comme d’un vieux robinet au joint usé.
— A quoi songes-tu ? demandé-je au fané.
Il se gratte le bout du lobe, marque un temps et déclare.
— J’attends d’avoir vu le bateau pour t’en faire part !
Un vrai mystère ambulant et déambulant, ce Pinuskos !
— Tu ne peux pas me dire tout de suite ?
— Que non point, je veux me rendre compte de visu.
Retour à l’aéroport. Une banane volante est là qui nous attend. Bientôt nous survolons la mer Egée à tire de pales. Cette fois, mon honorable, bien que vétuste confrère, s’abstient de pioncer. Ses paupières batraciennes font du morse. C’est beau la pensée humaine en action ! Quel plus noble spectacle en vérité qu’un homme aux prises avec les acrobaties de son cerveau ? Comme les chutes du Niagara, le grand cañon du Colorado, l’esplanade des Invalides et deux bras en V sont peu de chose comparativement ! Comme cela force le respect ! Comme cela impressionne ! Ça craque dans le cervelet de la Vieillasse ; ça gondole, ça tire-bouchonne, ça bouillonne.
— Après ce premier témoignage, quel est ton sentiment, noble marathonien de la déduction solitaire ?
— Faut voir, prudence-t-il.
— Mais encore, chère antiquité ?
— Je ne crois pas, en effet, que la « Victoire » ait été descendue au Pirée.
— Pourquoi ?
— Si le commandant a surveillé les opérations et s’ils n’ont débarqué aucune caisse, il n’est guère possible que la statue eût été retirée clandestinement du bateau, vu son poids considérable…
— Ce qui revient à dire ?
— Qu’elle se trouve peut-être encore dans le « Kavulom-Kavulos ».
Je file sur mon camarade et néanmoins ami un coup de périscope vachement aigu.
— Tu te figures peut-être qu’on a pu planquer ce bloc de caillou dans le tiroir à cravates d’une des cabines ?
— Je demande à voir le bateau avant de poursuivre cette conversation, doctorise-t-il.
Impossible de lui en tirer davantage. Le sphinx, il est, Pinaud. Tous les Sherlock-Holmiens ont le culte du secret.
Quelques heures plus tard, notre ami Kessaclou nous désigne l’immensité bleu ardent. Au loin, une tache ocre est piquée sur la mer.
— Samothrace ! annonce-t-il.
Notre zinzin tournique avec un bruit de turbine au turbin.
Les contours de l’île se précisent. A mesure que nous approchons on distingue les escarpements rocheux, les fouilles (en bâton), le sanctuaire des Cabires, les côtes granitiques et, un peu en retrait dans une anse mal abritée des Vents des Dardanelles, un navire blanc au mât duquel flotte le pavillon grec. Mettez sur tout ça un soleil à faire bronzer un petit suisse, ajoutez des barres d’écume argentée, des reflets d’émeraude, une végétation luxuriante et vous obtiendrez la plus belle illustration pour calendrier des postes jamais réalisée.
— C’est beau, bêle le bon bonze.
Sa pauvre bouille couleur de poubelle est embellie par la noble lumière. Lorsque nous descendons de notre bulle de plexiglas, il semble irradié, le radieux.
— Bath bled, murmuré-je.
— Oui, convient mon compagnon, dommage qu’il n’y ait pas de café dans les environs, je meurs de soif ! Ça doit être intéressant de passer ses vacances ici avec un bon fauteuil de toile et du muscadet frappé.
Un canot automobile danse le long du golfe clair.
— C’est pour nous conduire à bord, avertit Kessaclou.
Nous prenons place dans l’embarcation. Un marin vêtu de blanc se tient au volant. Il nous adresse un hochement de tête (étant donné leur réputation, les Grecs n’osent plus branler le chef) et actionne son démarreur.
Il y a une ambiance d’été, de vacances… Je dois faire un effort pour me dire que je suis ici en mission commandée. Et quelle mission ! Retrouver la « Victoire » de Samothrace !
Le Kavulom-Kavulos est mouillé (jusqu’à la ligne de flottaison) à un quart de mille du rivage. En quelques minutes nous abordons à l’échelle de coupée (destinée à l’origine aux rabbins) et nous grimpons à bord du bâtiment. Le commandant en second (devenu commandant en premier depuis l’hospitalisation de son supérieur) nous accueille dans un bel uniforme blanc qui le fait ressembler à un yachtman. A l’exception de sa moustache et de ses galons, il est blanc de bas en haut au point que quand il compisse un mur blanchi à la chaux on ne peut plus le voir.
C’est un homme d’une quarantaine d’années, svelte, beau gosse et aux gestes harmonieux.
— Heureux de vous accueillir, messieurs, nous fait-il en français.
Je lui serre la paluchette et je me tourne vers Kessaclou.
— Là encore nous allons pouvoir nous passer de vos services, mon cher, lui dis-je. Vous pouvez donc aller nous attendre dans le canot.
Rageur, humilié, ulcéré, meurtri, banni, refoulé, diminué, expulsé, déféqué, l’interprète redescend l’escalier.
— Avant toute chose, fais-je à l’officier, nous aimerions visiter la cale.
— A votre disposition, messieurs.
Et de nous entraîner à sa suite dans les flancs du barlu. La cale est divisée en deux parties, l’une plus petite que la seconde et la seconde beaucoup plus grande que la précédente. C’est dans cette dernière que nous débouchons.
Le local est vide, ce qui le fait paraître beaucoup plus vaste. Il me fait songer à la scène d’un grand théâtre lorsqu’elle est débarrassée de ses décors.
— C’est ici qu’était arrimée la « Victoire » ! nous dit l’officier en désignant quatre montants de fer boulonnés dans le plancher. Nous avions bloqué la caisse entre ces poutrelles métalliques spécialement fixées pour assurer à la statue un équilibre absolu.
Des filins d’acier pendent des tiges de fer. Le marin nous explique qu’ils ceinturaient la caisse et la rivaient littéralement au navire.
— On aurait pu mettre le bateau à la renverse sans que la statue ne bascule, précise-t-il.
J’examine le système de fixation, simple mais efficace. J’imagine mal qu’en cours de route quelques dégourdoches aient eu la possibilité matérielle de libérer le mastar colis et de le remplacer par un autre. Le poids énorme de la « Victoire » ne permet pas de la manœuvrer sans le concours de treuils et de palans, il eût fallu qu’une grande partie de l’équipage participât à l’opération, ce qui paraît impensable.
Combien d’hommes à bord ? m’enquiers-je.
— Trente-quatre, officiers compris.
Il a soulevé son sourcil gauche, ce qui ne signifie pas à première vue qu’il soit inscrit au parti communiste, mais qui dénote de sa part une certaine surprise.