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— Avez-vous engagé des éléments nouveaux en vue de ce transport ?

Cette fois il lève son sourcil droit, ce qui n’indique pas forcément sa sympathie pour maître Tixier-Vignancour mais bien une progression dans la surprise.

— Qu’entendez-vous par-là ?

Je lui suave du Colgate de la bonne cuvée.

— Ma question est pourtant fort simple. Au moment de quitter votre port d’attache pour Marseille, avez-vous engagé de nouveaux marins ?

— Sans doute, répond l’officier. Les équipages se défont et se refont. Je pense que nous avons dû enrôler une demi-douzaine d’hommes à Patras avant de prendre la mer.

— Il me serait agréable de m’entretenir avec eux !

Cette fois, l’officier ouvre toute grande sa bouche, ce qui ne veut pas dire qu’il souffre des végétations, mais qui démontre que sa surprise arrive à son paroxysme.

— Je ne comprends pas pourquoi ? finit-il par murmurer, profitant de ce qu’il a le bec ouvert.

Je lui répondrais bien que son incompréhension me laisse aussi froid : qu’un nez de chien, qu’une main de femme, qu’un cœur de contractuel, que le bec verseur d’un esquimau souffrant de la prostate, qu’un souvenir professionnel de Paul-Emile Victor ou qu’une panne de chauffage dans la Galerie des glaces, seulement je suis un garçon bien élevé (merci à la Blédine Jacquemaire) et qui représente la France éternelle en terre étrangère. Je suis un ancien footballeur et c’est pourquoi quand en général des goals viennent se faire voir chez les Grecs, ils ne font pas comme chez eux, mais comme chez Zeus[4].

— Simple formalité, éludé-je.

— Si vous voulez bien me suivre, je vais consulter le livre de bord !

J’o-ké-je.

— Tu viens ? demandé-je à Pinuche.

Ce dernier est à quatre pattes à l’autre bout de la cale.

— Un moment, dit-il d’une voix chevrotante, je procède au relevé de certains indices.

Retenant mon début d’hilarité, je suis le commandant en second jusqu’à sa cabine. Le Kavulom-Kavulos est un barlu moderne, magnifiquement équipé. On n’a rien négligé pour le confort de l’équipage en général et pour celui du commandant en (simple) particulier. Son appartement comprend : un salon avec vue sur la mer pourvu de sofas profonds comme des fosses marines et d’un piano aqueux ; un bureau plein de cartes (bridge et tarot) et orné d’une boussole, d’un sextant et d’un compas (ce dernier étant sous verre car le commandant qui est myope se le collait régulièrement dans l’œil) ; enfin d’une chambre à coucher possédant tout le confort et jusqu’à un lit.

C’est dans le bureau que l’officier m’introduit. J’évite de le précéder car être introduit par un Grec est toujours un instant délicat.

— Asseyez-vous, monsieur le commissaire. Que puis-je vous offrir ? Whisky, punch, porto ?

Connaissant les marins comme je les méconnais, je me hâte d’opter pour le punch, ce qui me vaut un sourire satisfait.

Il presse sur un timbre à deux drachmes et un mataf surgit. Le personnage est assez singulier pour solliciter mon attention. Je me demande s’il s’agit d’un matelot ou d’une matelote (d’anguille car il trémousse du sac à miches). Il est mince, avec des formes au deuxième et au rez-de-chaussée. Il a les yeux faits, un soupçon de rouge à lèvres, des souliers à talons hauts et ses tifs sont si longs qu’il les noue sur sa nuque au moyen d’un ruban de velours.

— Sertékuis, préparez-nous deux punchs ! ordonne mon mentor, lequel est un peu cuit par l’alcool (ce qui est normal puisqu’un mentor n’est jamais cru).

— Avec du citron vert, chéri ? roucoule le steward.

Le commandant lui fait les gros yeux et opine. Il a envie d’opiner dès qu’il voit Sertékuis.

Tandis que la matelote opère, l’officier compulse le livre de bord. Il feuillette lentement les pages car elles sont entièrement écrites en grec, or, long nabot être grec soi-même de père en fils[5] les caractères de cet alphabet sont difficiles à lire.

Il s’arrête au troisième alinéa de la page 126 et murmure :

— Nouzivlo (ce que, malgré votre inculture notoire, vous aurez traduit pour « nous y voilà »).

— Contrairement à mon estimation, dit-il, nous avons engagé quatre marins et non pas six.

— Leurs noms, je vous prie !

Il récite :

— Féfissa, Sakapélos, Olimpiakokatris et Tédonksikon.

— Cela vous ennuierait-il de convoquer ces hommes ici à tour de rôle ?

— Du tout !

Sertékuis, la jolie marine, nous sert deux punchs qui flanqueraient de l’énergie nucléaire dans un camembert à point.

— Cétikcébon ? demande-t-il en grec et en minaudant à son commandant.

— Parfait ! approuve icelui.

Lors, l’officier écrit les blazes des marins précités sur une feuille de bloc et enjoint à la ravissante matelote de convoquer les intéressés. Je regarde partir Sertékuis. Comment qu’il tortille du valseur ! Le commandant a les yeux braqués sur les hanches de son steward. Il y a de la nostalgie dans ses prunelles marines. Il s’aperçoit que je l’observe, rougit un peu sous sa casquette et murmure :

— Un charmant petit mousse…

Il y en a qui prennent la bière sans mousse et d’autres qui préfèrent prendre le mousse sans bière[6].

— Il vous sert d’ordonnance ? demandé-je, histoire de cacher la mère Dochat.

— Voilà ! fait-il soulagé.

M’est avis que cette ordonnance c’est plutôt un remède ! Nous trinquons et, par magie, le bruit de nos verres entrechoqués provoque l’arrivée inopinée de Pinaud. Le démantelé paraît survolté ; entendez par là que ses paupières sont légèrement soulevées et que sa moustache tombe moins bas.

— Alors, Duchenock-Holmes, le cueillé-je à froid, ça carbure selon le plan tracé à l’avance par Conan Doyle ?

— Mieux que tu ne penses, San-A. Mieux que tu ne penses !

— Raconte !

— Prématuré, hermétique le Pantelant. Je voudrais poser une question à monsieur l’officier.

— Je vous écoute ! s’empresse l’intéressé.

Pinaud se racle le corgnolon.

— Nous avons vu le commandant Komtulagros à Salonique. A un moment donné il nous a dit que l’accès de Samothrace était difficile aux bateaux et que c’était à cause de cela qu’on avait choisi le Kavulom-Kavulos pour y transporter la « Victoire ». Qu’a-t-il donc de particulier ?

Dix sur dix pour la Vieillasse. La question est pertinente. Si le Sagace se met à faire fonctionner sa matière grise à outrance, m’est avis qu’on va se l’arracher à la Maison Poultok.

— Notre bateau appartenait au duc de Coquil-Saint-Jacques, répond l’officier, comme si cette révélation devait constituer une explication.

— Et alors ? insisté-je, sans crainte d’étaler mon non-savoir.

Au passage, je voudrais attirer votre attention sur l’intérêt qu’il y a à avouer son ignorance. Trop de gens jouent les savants, les affranchis, les documentés alors qu’ils ignorent de fond en comble (si j’ose dire) la question larguée sur le tapis vert de la conversation. Il existe toute une panoplie d’homme informé : hochements de tronche entendus, raclements de gorge doctoraux et surtout bouts de phrases-qui-laissent-accroire-que ; tels que, deux points ouvrez les guillemets : « Ben voyons… C’est évident… En effet… Exactement… Ça va de soi… J’allais le dire… » Les interlocuteurs de ces bluffeurs du savoir s’enfoncent de plus en plus dans leur sujet, pensant être compris, sans s’apercevoir qu’en fait ils récitent un monologue. En réalité l’humanité est ignare ; elle est bourrée d’analphacons m’as-tu-vu qui font mine de tout savoir et qui s’imaginent en réalité que Diane de Poitiers était une actrice du Français, Gershwin une marque de bougies de bagnole et Savonarole un coureur cycliste. S’il y a de l’honneur à savoir, il n’y a pas de déshonneur à ne pas savoir. L’ignorance est une page blanche sur laquelle il faut écrire la vérité.

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4

C’est pas que ça vaille cher sur le plan littéraire, mais ça distrait !

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5

On est davantage grec de père en fils que de mère en fille.

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6

D’accord, il n’y a pas de quoi pavoiser, mais fallait tout de même y penser.